Quand on crée un personnage-joueur en 5e édition, on choisit une « race » jouable. Le vocabulaire utilisé est un héritage qui s’est compliqué par les usages de ce terme, à quoi s’ajoute l’évolution des sciences qui l’a complètement marginalisé. Le présent article propose d’introduire un peu de théorie de l’évolution pour voir ce qui ressort comme histoire des hominines dans le cadre fictionnel par défaut sous-tendu par les règles. C’est un exercice de création d’univers qui consiste à se dire « OK, j’ai décidé qu’il y aurait des elfes et des gnomes et des humains. Qu’est-ce que ça signifierait si le monde obéissait aux mêmes lois naturelles que le nôtre ? »
Cet article s’est avéré volumineux, de sorte qu’il a été découpé en deux parties. Suite : lundi prochain !
Inspiration : « Quand l’humanité était plurielle », dossier Archéologia n°627, janvier 2024, p.30-45.
Plus de bibliographie et sur Wikipedia pour plus de détail sur l’évolution de la lignée humaine.

Des notions d’évolution des espèces
Ce premier article s’intéresse aux principes généraux relatifs à l’évolution des espèces, avec des observations relatives au cheminement qui a permis l’apparition de l’être humain. Ces données me permettront de digresser sur une histoire longue des elfes, des nains, des halfelins et autres orcs.
Aperçu de l’évolution des hominoïdes
L’évolution des hominoïdes s’étend sur des millions d’années. Les hominoïdes apparaissent durant l’Oligocène supérieur (28-23 millions d’années). La maîtrise du feu est antérieure à l’apparition des humains, et remonte à plus de 300 000 ans. Même chose pour les premiers outils lithiques (ancêtres en quelque sorte du couteau suisse).

Des principes utiles à avoir à l’esprit
Dérives et hybridation
J’ajoute ici les éléments qui ont déclenché toute ma réflexion sur les espèces fictives. Ils me viennent de l’article de François Druelle dans le dossier signalé plus haut : « Les grands singes aujourd’hui : Que nous apprennent-ils sur la cohabitation entre primates ? » in Archéologia n°627, janvier 2024, p.34-35.
- Le processus de spéciation pour dériver (accumulation de mutations non délétères, se mêlant à une plus ou moins forte pression sélective) d’une espèce A à une nouvelle espèce B peut nécessiter plusieurs centaines de milliers d’années.
- Il implique nécessairement que les deux populations n’aient plus de contact (hybridation, reproduction) pendant des générations.
- Différentes sous-espèces ne peuvent pas coexister car cela les amènerait à s’hybrider. Avec le temps, les deux sous-espèces deviendraient une nouvelle et même espèce.
- En revanche, des espèces bien distinctes génétiquement (comme les gorilles et les chimpanzés dont l’ancêtre commun remonte à 9 millions d’années), il n’y a pas de risque d’hybridation.
Pourquoi est-ce intéressant ? Cela permet de penser les espèces et sous-espèces pour créer un arbre des espèces fictives.
La rencontre entre espèces
Si deux espèces partagent la même niche écologique (mêmes lieux en même temps, et mêmes types d’aliments), on parle d’espèces sympatriques. Elles tendent à être rivales, mais leurs relations ne sont pas systématiquement hostiles.
L’exemple des relations entre gorilles et chimpanzés
On a pu ainsi observer des chimpanzés (frugivores) et des gorilles de l’Ouest (folivores avec un goût prononcé pour les fruits) se nourrir simultanément. Leurs juvéniles jouent parfois ensemble. Il arrive aussi qu’un groupe de chimpanzé intègre des gorilles.
Des cas de violence sont possibles. Des états de guerre permanents sont observés entre certains groupes de chimpanzés voisins. Dans le cas des relations entre chimpanzés et gorilles, les choses semblent mal se passer quand deux conditions sont remplies : un manque de nourriture (compétition pour les ressources) et des tensions aux périphéries du territoire des chimpanzés.
Et cela interroge pour…
Le débat sur les causes de la disparition de Néandertal est constant, tout comme celui sur la violence de l’espèce humaine.
Un détour par Néandertal
Une des grands questionnements actuel porte sur la disparition de Néandertal. S’agit-il d’une inadaptation de son espèce ou d’une extermination causée par la nôtre ?
Dans certaines interprétations, la disparition est due à une faiblesse de la fertilité des néandertaliens (moins de naissances), des populations plus diffuses, et une forme d’effacement par hybridation. Mais le gros des hybridations datées remontent à la rencontre entre les deux populations au Proche-Orient, et pas à la venue des humains modernes en Europe.
Beaucoup de chercheurs et d’auteurs s’interrogent sur la violence spécifique à l’espèce humaine, en mettant en relation les écocides ayant eu lieu à son arrivée en Australie et en Amérique du Nord (disparition dans les deux cas de la mégafaune).
Naturellement mauvais ou naturellement bons ?
Les questions sur les origines de notre espèce ne sont jamais neutres, ni déconnectées des mythes (issus de la philosophie, des religions, de l’occultisme, etc.). Si on schématise, le débat est souvent de savoir si l’être humain est intrinsèquement bon (hyper coopérateur, capable de grands actes d’altruisme) ou mauvais (débats sur la guerre dans les sociétés non accumulatrices — comprendre ayant un mode économique pré-néolithique)
- L’humain est bon : voir notamment les travaux sur l’altruisme, l’empathie, la coopération. En très bref : l’être humain est une espèce hyper coopérative (capacité à coopérer avec des inconnus, au sein de très grands groupes), avec un sens inné de la justice et une forte empathie (une affaire d’amygdale si j’en juge d’après Abigail MARSH, Altruistes et psychopathes. Leur cerveau est-il différent du nôtre ? humenSciences, 2019). Dans ce camp on trouve aussi la tendance à décrire la guerre comme le résultat de la révolution néolithique (passage à des sociétés d’accumulation notamment, et donc à la création de la notion de richesse).
- L’humain est mauvais : l’arrivée des humains est assortie de la disparition de tous les pré-humains qui existaient jusque-là (présomption de génocide dès les origines) ; disparition de la mégafaune (présomption d’écocide dès la préhistoire) ; la guerre est antérieure à la richesse (avec comme argument les guerres des sociétés des aborigènes d’Australie, assortie d’extermination de groupe pour motif de vengeance). A noter que la guerre existe également de manière chronique dans certaines populations de chimpanzés.
En substance, nous rejouons le match « Hobbes versus Rousseau ». Dans ce contexte, les données de l’article ayant servi d’inspiration ont le mérite d’ouvrir un champ plus nuancé : des coopérations inter-espèces (sans dialogue verbal du tout) sont possibles, avec des conditions et des circonstances qui font pencher la balance dans un sens ou l’autre.
Dans le même ordre d’idée, à propos de l’évolution de l’espèce humaine et de ses spécificités par rapport aux autres grands singes, je vous invite à consulter : Pascal Picq, Et l’évolution créa la femme, Odile Jacob, 2020. Pour ceux qui n’ont pas l’habitude des livres écrits par des universitaires, sachez qu’il se lit bien et que vous pouvez l’approcher sans crainte. Comme l’indique son titre, il s’intéresse aux relations hommes / femmes (ou mâle / femelle vu qu’on parle ici largement des primates).
Ces recherches touchent rapidement à des questions difficiles et sensibles : part de l’inné et de l’acquis, dans quelle mesure ce qui est naturel est-il juste et souhaitable, le libre-arbitre chez l’humain, etc. Cet article n’a pas la prétention de les défricher. Tout juste de rappeler que les idées sont influencées par les représentations et qu’il est parfois tentant de chercher à démontrer ce qu’on croit déjà.
A la rencontre de l’altérité
Les mondes de fantasy ont l’avantage de permettre d’expérimenter des idées dans un cadre éloigné des débats les plus vifs. On peut jouer avec des thèses auxquelles on n’adhère pas. On peut aussi mêler magie et théories scientifiques (comme lorsqu’il s’agit de déterminer où les elfes se placent dans l’évolution). La création offre un bac à sable intellectuel où manier des idées et des concepts, en se les appropriant et en explorant les représentations qui leur sont associées.
Au-delà du monde réel, on peut se demander dans quelle mesure ces questions de rencontres inter-espèces peuvent être transposées dans les cadres fictifs où les humanités sont assurément plurielles. C’est souvent présenté comme naturel, normal et évident. De temps à autre les elfes sont accusés d’avoir un complexe de supériorité, mais rien de décisif (enfin, sauf dans le cadre de jeu Pax Elfica où ça dérive vers le totalitarisme). On décrit en substance les peuples jouables comme des nationalités dans un cadre mondialisé. C’est une possibilité, mais si on souhaite aller vers une sensation de découverte de l’altérité (comme en science-fiction par exemple).
L’idée n’est pas d’aller contre les sociétés cosmopolites habituelles du médiéval fantastique, mais de se laisser le choix de les questionner. Il est alors possible de reprendre les éléments classiques de la fantasy, mais de les réagencer différemment, et créer de nouvelles histoires de rencontres entre orcs et humains, elfes et humains, etc.

Moulage du crâne holotype de Sahelanthropus tchadensis TM 266-01-060-1, surnommé Toumaï, en vue facio-latérale. Photo de Didier Descouens, publiée sous la licence Creative Commons Attribution – Partage dans les Mêmes Conditions 4.0 International. Source Wikimedia Commons.

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