Au début, il y a bien longtemps, j’avais mis des caractéristiques mentales et sociales dans FIM. Et puis… j’ai arrêté. Je me heurtais à des problématiques qui me gênaient. Des questions de détail, des cas particuliers, mais ils me chiffonnaient trop. Cet article devait être court, et comme souvent, ça a dérapé… et ce que vous lirez est encore une version abrégée ! C’est bien le signe que ce sujet continue de m’interpeler ! De fait, quand j’écris pour d’autres systèmes (ce qui est courant), j’utilise nécessairement ces caractéristiques mentales, et je m’interroge toujours autant à leur sujet.
Les systèmes à « caractéristique » sont courants en jeu de rôle, suscitant un sentiment de familiarité. La notion même de caractéristique pourtant questionne, en particulier lorsqu’il s’agit d’utiliser des caractéristiques mentales ou sociales. Quelles sont les usages ? Comment mettre en scène des génies ? Peut-on s’en passer ?
■Caractéristiques mentales et sociales
Il s’agit ici de faire un rapide panorama de la manière dont les caractéristiques apparaissent dans les jeux de rôle, puis ce que recouvrent les caractéristiques mentales et sociales.
Systèmes à caractéristique
Les systèmes à caractéristiques existent sous différentes formes. Les systèmes à « Caractéristique + Compétence » sont courants. Pour tous les jets et tests on utilise une caractéristique innée. Elle est la valeur de base.
- Lancer en dessous. On lance un dé, et son résultat doit être inférieur ou égal à la somme.
- Lancer au-dessus. On ajoute un dé à la somme, et le résultat doit être égal ou supérieur à un seuil de difficulté.
- Décompte de Succès. On lance autant de dés (d6 ou d10) que de points de Caractéristique et Compétence. Chaque dé est un succès à partir d’un certain seuil (par exemple : succès sur 4-5-6 sur un d6). La difficulté est définie en nombre de succès à atteindre.
Les systèmes à pourcentage n’additionnent habituellement pas les Caractéristiques et Compétence. Dans ce cas, on utilise la caractéristique plutôt rarement, dans des cas limités et listés dans les règles. Le principe est de lancer 1d100 et d’obtenir une valeur inférieure ou égale.
On trouve aussi des systèmes dépourvus de compétences, dans lesquels les jets se font uniquement avec des caractéristiques. Elles peuvent d’ailleurs se trouver en très petit nombre, par exemple juste « mental » et « physique » dans un système minimaliste. Les mécaniques d’utilisation ne changent pas fondamentalement par rapport à « Caractéristique + Compétences » : Lancer sous, Lancer au-dessus, Décompte de succès.
Les caractéristiques en jeu
Beaucoup de systèmes de jeu utilisent des « caractéristiques » qui sont essentiellement innées. Le cas échéant, elles comprennent fréquemment des caractéristiques « mentales » et « sociales ». En examinant quelques grands systèmes à caractéristiques, on remarque vite que la distinction n’est pas systématique. Les définitions sont souvent floues aussi, au point qu’il est plus simple de cerner le sens des caractéristique en regardant leur utilité dans le système.
Donjons & Dragons
Les différentes éditions de Donjons & Dragons (Wizards of the Coast) comprennent trois caractéristiques mentales et sociales, mais qui ne sont pas vraiment distinguées avec cette dénomination.
- Intelligence. Elle recouvre les domaines intellectuels et érudits (compétences Histoire, Religion, Nature, Investigation) et la magie étudiée avec soin (celle des magiciens). Elle permet de reconnaître les illusions (jets de sauvegarde).
- Sagesse. Elle touche à la religion (magie divine), la sensibilité (compétences Intuition et Perception). Elle permet de résister aux sorts de domination mentale (jets de sauvegarde).
- Charisme. Il détermine l’accès à la magie innée (celle des ensorceleurs), l’expression artistique (compétence Représentation) et l’influence sur autrui (Intimidation, Persuasion, Tromperie).
Appel de Cthulhu
Les différentes éditions de l’Appel de Cthulhu (Chaosium) comprennent plusieurs caractéristiques assimilables au domaine « mental » et « social », mais qui ne sont pas désignée spécifiquement en tant que telle.
- Intelligence. Elle recouvre la capacité à avoir des inspirations brillantes (jets d’Idée) et l’apprentissage par goût.
- Apparence. Elle mêle le charme, la beauté et une forme d’assurance, mais décline avec l’âge (donc c’est surtout une question pure de beauté classique jeune).
- Pouvoir. Il détermine l’accès à la magie, la résistance mentale et l’assurance.
- Éducation. Elle signale la formation érudite. L’existence de cette caractéristique distincte est liée à l’ambiance particulière du jeu qui met souvent en avant des universitaires confrontés à l’innommable.
Chroniques des ténèbres
Monde des ténèbres et Chroniques des ténèbres (White Wolf) ont une base commune d’univers et de mécanique. On y distingue explicitement les domaines « physique », « mental », « social ».
- Intelligence. La définition est très floue, avec une idée de « savoir brut » (c’est-à-dire ?) et une « aptitude à résoudre des problèmes compliqués » (mais encore ?).
- Astuce. Elle « reflète l’aptitude […] à réfléchir rapidement et à improviser ». Elle influe aussi sur la perception, mais n’est pas seule en jeu.
- Résolution. Elle « permet […] de se concentrer malgré les distraction et le danger », ce qui laisse un peu perplexe étant donné qu’il y a une caractéristique nommée « Calme » qui paraîtrait appropriée.
- Présence. Elle « définit la capacité […] à s’affirmer, à capter l’attention ; il s’agit [du] charisme à l’état brut ». Encore du brut.
- Manipulation. Elle est la capacité « à obtenir la coopération d’autrui. Elle mesure la subtilité de ses propos et son aptitude à dissimuler ses intentions ».
- Calme. Il « représente l’aplomb et la grâce […] en situation de crise ».
- Les définitions des caractéristiques posent nettement plus de difficultés que celles des compétences associées à ces domaines :
- Mental : artisanat (c’est pourtant une activité manuelle ?) ; érudition ; informatique ; investigation ; médecine ; occultisme ; politique (c’est très social !) ; science.
- Social : animaux ; empathie ; entregent ; expérience de la rue ; expression ; intimidation ; persuasion ; subterfuge (redondant avec Manipulation ?)
Un essai de définition du domaine « mental » et « social »
Je parais peut-être un ironique dans mes questionnements, mais ils reflètent des discussions et frustrations en jeu. J’ai conscience de me poser beaucoup de questions, surtout quand j’ai le temps de développer mon raisonnement. J’aime ces analyses, car elles nourrissent des recherches de solutions plus satisfaisantes.
La frontière entre « mental » et « social » est un peu artificielle : le social dépend du mental. La manipulation, l’intrigue, l’influence, la communication sont autant de méthodes et de manières de penser les interactions sociales de manière stratégique. Il n’est pas concevable d’analyser un raisonnement ou en composer un sans réfléchir.
La différence entre « mental » et « social » réside moins dans la source de la caractéristique (le cerveau) que dans le fait de résoudre un problème abstrait (connaissance) ou en interaction avec une autre forme de vie partageant les mêmes codes de langage.
- Mental. Le personnage cherche dans son esprit une « clef » qui ouvre une « serrure ». Ce peut être une résolution d’énigme, une analyse d’indice, le rassemblement d’éléments tirés d’une base de données pour informer et éclairer une prise de décision.
- Social. Le personnage interagit avec une autre forme de vie (animale ou humaine par exemple), cherchant à la comprendre ou à l’influencer. Ladite influence peut être accomplie dans le respect du libre-arbitre d’autrui (susciter l’inspiration, l’émerveillement, le bien-être) ; ou se présenter comme un rapport de force (intimidation, emprise).
Vu comme ça, le « mental » et le « social » sont des attitudes, des manières d’utiliser des compétences, et il est possible de se passer des « caractéristiques » comme élément mécanique.
On peut ainsi parfaitement imaginer quelqu’un étalant sa science de l’informatique pour en mettre plein la vue, dans le but d’étourdir, de déstabiliser, d’avoir de l’emprise.
Dans le même ordre d’idée, le savoir peut être transmis d’une manière qui suscite la confiance et permet de nouer une relation équilibrée, un apprentissage, une amitié.
■Pour tenter de montrer…
Les caractéristiques mentales et sociales m’embêtent notamment, car j’ai rencontré beaucoup de problèmes pour les mettre en scène. Je voyais des héros dans les films ou les séries, et je constatais mon impuissance à aboutir à un résultat satisfaisant. Qu’est-ce qui clochait ?
Vous trouverez ici un aperçu des techniques (à la limite de la triche, ou plus satisfaisantes) que j’ai identifiées pour résoudre mes problèmes.
L’illusion du génie
Les auteurs de romans, de films et de série peuvent « tricher » pour donner l’impression qu’un personnage est particulièrement intelligent, sage ou charismatique en utilisant l’attitude des autres protagonistes comme des faire-valoir.
- Tout était prévu. L’histoire suit les personnages globalement dans l’ordre chronologique. À un moment de crise, alors que tout semble perdu, le « génie » révèle que tout ce qui se passe faisait parti du plan, et il sort un gadget, une trahison, une diversion, etc.
- Je vous l’avais bien dit. Le « sage » annonce au début de l’histoire un danger ; les autres le moquent. Par la suite, tout se passe comme le sage l’avait prévu, et il faut faire appel à lui pour résoudre le problème.
- Il est tellement brillant. Des personnages secondaires ou des figurants bénéficient d’une scène qui ne sert qu’à parler du « génie » en terme élogieux, usant de « tu sais que j’ai travaillé longtemps ici, et c’est le meilleur [à préciser] que je connaisse ». Ce stratagème peut aussi se combiner à des expressions de doutes de la part du « génie » qui passe alors pour plus humain et humble, gagnant du coup les atouts d’une double exceptionnalité.
- C’est notre élu. On présente des personnages secondaires dotés de signes d’autorité (uniformes d’officiers, attirail de scientifique, etc.). Quand cet « élu » arrive, les conversations cessent, les attitudes sont révérencieuses, et les murmures se limitent à des propos appréciateurs, agréablement étonnés.
Show, don’t tell !
Les stratagèmes de l’illusion du génie ressemble beaucoup à ce que les manuels de scénaristes recommandent de ne pas faire, à savoir « ne pas dire, mais montrer » (et faire ressentir).
Étirer puis comprimer le temps
Un roman ou un scénario laisse en principe un peu de temps pour écrire et pour réfléchir. Or, fondamentalement un éclair de génie consiste à parvenir à trouver très vite une solution qui prendrait des heures ou des jours à une ou plusieurs personnes normales. Dans ces conditions, l’auteur peut procéder :
- Identifier les problèmes à résoudre. L’intrigue décrit précisément le problème, et pourquoi tout le monde bloque. La narration s’attarde à montrer les impasses et les échecs de raisonnements.
- Les résoudre. L’auteur profite du temps qu’il a pour y parvenir ; au besoin il réfléchit avec d’autres.
- Écrire le coup de génie. L’auteur résume la solution par la voix du « génie », puis le « génie » commence à la mettre en œuvre, et explique son plan ou son raisonnement par petites touches énergiques, pour montrer que tout cela était simple pour lui.
Avec cet artifice, on recrée un vrai-faux coup de génie sans en être un soi-même.
Et le génie en jeu de rôle ?
En jeu de rôle, le meneur interagit directement avec les joueurs. Quand bien même son scénario lui donne une marge d’avance, il a peu de chance de pouvoir utiliser les stratagèmes des romanciers et des scénaristes pour faire briller ses personnages non joueurs (PNJ).
Le même problème se poser pour les joueurs qui ont un personnage doté de hautes caractéristiques mentales.
Le « génie » (mental ou social) peut prendre la forme de jokers, avantages sur les jets de dés (relances etc.), pouvoirs magiques, etc. Ces éléments mécaniques confèrent un avantage tactique qui mime l’avantage dramatique d’une histoire. Par exemple :
- « En fait, j’avais tout prévu » : sortir une pièce d’équipement utile à laquelle personne n’avait pensé autour de la table.
- « Toujours un coup d’avance » : le personnage a littéralement des coups d’avance, avec des actions supplémentaires, une première place dans les rangs d’initiative, etc.
- « Je vois clair dans son jeu » : l’adversaire doit informer le personnage de la teneur de sa prochaine action. Le personnage peut bénéficier d’une réaction, ou d’autres atouts pour saboter l’action adverse.
■D’où viennent génies et les charismatiques ?
Mes problèmes avec les caractéristiques mentales et sociales ne viennent pas seulement de la difficulté à les mettre en scène, mais du sous-texte qui se laisse deviner dans l’histoire des fictions (romans, séries, films…). J’ai eu une phase de « Hannibal Lecter est trop cool ! » au lycée, et j’ai progressivement glissé vers un désamour terrible, qu’on pourrait résumer en : « les génies, c’est ennuyant ».
Les concepts de « génie » et de « charisme » ont une histoire, et elle se ressent dans la création fictionnelle. Ces notions paraissent évidentes, voire naturelle, car on les croise souvent. Elle sont vue comme la simple description d’individus exceptionnels. Ce serait donc une expression de la réalité. Ces concepts sont cependant en grande partie construits culturellement. Mieux appréhender les évolutions permet de choisir ce qu’on met en scène et comment.
Les historiques qui suivent valent pour l’Occident entendu ici au sens de « Europe de l’Ouest + Amérique du Nord » (avec une influence croissante du Japon dans les représentations via le manga). Ils sont très abrégés, et j’espère que ce condensé ne tournera pas à la caricature. Pour limiter ce risque, j’ai tenté de mettre des références pour permettre à chacun de se faire une idée plus précise. Là encore, la bibliographie est minimaliste par rapport à l’ampleur du sujet.
Qui est un génie ?
L’existence même du « génie » est matière à discussion. Cette notion apparaît au XIXe siècle en Occident, dans un contexte de recréation d’une élite (artiste) au sein d’une société théoriquement égalitaire[1]. C’est le retour par la porte de derrière de la noblesse et de la supériorité innée. Ces idées continuent d’évoluer et on retrouve différentes étapes dans les fictions (romans, nouvelles, films) de la fin du XIXe jusqu’au XXe siècle au moins.
L’art (et la science) valeur en soi
L’art est une valeur en soi, qui n’a pas à se soucier de morale, car le génie est d’avant-garde, il est au-delà de la compréhension du commun des mortels qui le jugent avec des valeurs passées ou étriquées de « petits bourgeois[2] ». Ce discours est proche de la surface ou explicité lors des ruptures esthétiques (impressionnisme, cubisme, fauvisme, dadaïsme, etc.). Il y a une rupture entre l’art populaire (une esthétique jolie, facile, accessible, consensuelle, etc.) et le « véritable art » qui va plus loin. À partir de là, il faut être un amateur éclairé, un collectionneur averti ou un critique exercé pour reconnaître la valeur d’une œuvre.
L’essentiel du discours porte sur le génie artiste (peinture, sculpture, littérature), mais les appréciations sur le génie valorisent aussi les inventeurs.
Voir notamment :
Nathalie HEINICH, L’élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, Éditions Gallimard, 2005.
Le surhomme libre de tout
En poursuivant la dérive du raisonnement, on arrive à la notion de « surhomme » qui se trouve « par-delà le bien et le mal », ce qui alimenté des fictions dans laquelle des génies autoproclamés commettaient un meurtre gratuit comme une sorte de preuve de leur statut supérieur[3]. Le génie est libre : les lois du commun des mortels ne s’appliquent pas à lui[4].
Friedrich Nietzsche, Par-delà le bien et le mal. Prélude d’une philosophie de l’avenir (1886). Il s’agit ici moins de savoir ce que l’auteur a voulu dire que ce qui transparaît dans les œuvres et les idéologies qui s’en inspirent (incluant d’importants courants occultistes et racistes, dont le nazisme).
Un exemple parmi d’autres d’application fictionnelle : La corde (The Rope) réalisé par Alfred Hitchcock (1948).
Psychopathes supérieurs
Le génie criminel, le « Napoléon du crime » (Professeur James Moriarty, antagoniste de Sherlock Holmes) existe dès le XIXe siècle (première apparition : 1893), mais il revient en force en se mêlant à la figure du serial killer. Le cas le plus célèbre est Hannibal Lecter (créé en 1981).
Le génie paraît désormais incompatible avec le bien quand on voit qu’une récente incarnation de Sherlock Holmes (2010-2017) se décrit comme « high level sociopath ».
Le cerveau psychopathe fait l’objet d’une fascination en tant que tel et est associé encore une fois à l’idée d’une intelligence supérieure par essence, car n’étant pas embrouillée par les émotions (PSYCHO-PASS, 2012-2014).
Hannibal Lecter est créé par Thomas Harris dans Dragon Rouge (1981), et revient dans Le Silence des Agneaux (1988), avant de connaître de multiples incarnations cinématographiques et sérielles.
Sherlock (2010-2017) avec Benedict Cumberbatch, créé par Mark Gatiss et Steven Moffat pour la BBC.
La série d’anime PSYCHO-PASS (2012-2014) produite par le studio Production I.G, co-réalisée par Katsuyuki Motohiro et Naoyoshi Shiotani et écrite par Gen Urobuchi traite précisément du mythe du psychopathe comme cerveau supérieur.
Qui est charismatique ?
Le charisme quant à lui est une « faveur, grâce accordée par Dieu » (définition étymologique sur le Centre National des Ressources Textuelle et Linguistiques). Le terme remonte au Ier siècle de l’ère chrétienne. Il véhicule une idée d’élection, de don, et au final s’applique à des individus qui se placent largement au-dessus du commun des mortels.
Avec le temps, l’arrière-plan religieux du charisme n’est pas forcément évident, mais l’exceptionnalité innée demeure dans les histoires de « héros » de type « élu ». Le héros charismatique se reconnaît dans les histoires à l’attitude des personnages secondaires :
- Les personnages secondaires tombent amoureux très rapidement du charismatique, et c’est tout de suite exceptionnel.
- Les personnages secondaires sont prêts à tout donner pour le héros (ou l’héroïne) charismatique. Ils mettent leur vie en péril, se battent jusqu’à la mort pour couvrir sa retraite.
- Des experts et sages mystiques font très vite confiance au charismatique, car ils reconnaissent son don, son destin, son charisme… Ils lui révèlent des secrets millénaires qu’ils gardaient. Les autres apprentis de ces experts sont jaloux, dans l’incompréhension après des années d’efforts sans avoir reçu une once de ce qui est consenti à l’élu.
- Le charismatique apprend anormalement vite et dépasse rapidement les meilleurs de son domaine, dès un très jeune âge.
- Le charismatique reçoit quantité de pouvoirs exceptionnels et d’objets magiques rares. On lui offre de nombreux cadeaux précieux pour accomplir sa mission.
Les exemples sont tellement nombreux que tout amateur de mondes imaginaires peut sans doute en citer des dizaines. Le simple fait d’être le héros d’une saga (et pas juste un personnage principal, mais un héros), induit facilement l’apparition de beaucoup de ces ingrédients.
Dans Starwars, par exemple, Luke Skywalker, mais aussi Anakin Skywalker, cochent de nombreuses cases : don inné (la Force), reconnu par des mentors de grande valeur (Yoda, Obiwan Kenobi), un apprentissage anormalement rapide, des alliés hauts en couleur et remarquablement loyaux malgré le danger, etc.
L’influence dans la création scénaristique de l’ouvrage « Le héros aux mille visages » de Joseph Campbell (1949) explique possiblement la répétition de profils et situations types. Cet ouvrage de mythologie comparée disait donner la recette unique, le parcours par excellence du héros dans les mythes. On parle d’un élu exceptionnel, proche de la figure messianique, qui se révèle pleinement et change la face de son monde.
Faut-il des génies et des héros charismatiques en JdR ?
Compte-tenu de l’arrière-plan idéologique des notions de génie et de charismatique, on peut se demander si l’insistance sur le « génie » et le « charisme » dans les histoires est vraiment souhaitable. Est-il nécessaire d’insister sur une intelligence surnaturelle pour avoir une bonne intrigue ? Faut-il vraiment des personnages qui ont constamment les cheveux parfaitement démêlés, flottant artistiquement dans un léger courant d’air ?
Les histoires de « génie » ou de « héros charismatiques » sont des cheminements solitaires : un individu exceptionnel est accompagné de faire-valoir (dont beaucoup meurent à son service ou pour lui ou à cause de lui). Il n’est pas recommandé (selon moi) d’être : mentor, meilleur ami, garde du corps, ou fiancée du héros. J’écris ici au masculin, car la figure est traditionnellement celle d’un homme, mais on peut aussi inverser le tour, et ce sera toujours déconseillé d’être le soupirant d’une héroïne.
Ce qui fonctionne dans un roman focalisé sur un héros solaire (tous les astres tournent autour de lui) me paraît dissonant dans un groupe dans lequel on partage le temps d’éclairage du projecteur. En jeu de rôle en particulier, les histoires sont créées par l’interaction de l’univers, du scénario, de la maîtrise et des initiatives des joueurs : c’est fondamentalement un travail d’équipe, avec plusieurs personnages principaux.
Une autre raison de douter des héros ?
On pourrait imaginer un cadre dans lequel les personnages sont « normaux » alors que le monde comporte de nombreux surhumains (intelligence, charisme, voire super pouvoirs). À quoi ressemblerait la vie dans un monde où l’on incarne des individus qui n’ont aucune chance (postulat de base) d’être super puissants, et qui doivent tout de même résoudre des problèmes. Faut-il mendier auprès d’un super héros ? Travailler en groupe ? Fuir ?
Dans un tel cadre, il serait impossible pour les personnages joueurs d’avoir le « don » des héros. Peu importe leurs efforts, leur astuce, leur persévérance… pour eux, tout sera toujours plus difficile que pour les héros. Ils sont également beaucoup plus fragiles, et risquent de mourir pour un rien (par rapport aux héros).
On peut envisager une telle expérience de jeu comme une méditation sur les inégalités et la frustration. Je soupçonne que ce ne serait pas très drôle à jouer sur le long terme. Le jeu de rôle est un loisir de la capacité à choisir et à influencer le monde. Le point de vue « jouable » doit être intéressant et offrir une évolution.
Une campagne de non-héros dans un monde de héros n’est amusante que si quelque chose se passe et provoque un changement majeur. Tous les héros sont morts ? Ou bien ils ont perdu leurs pouvoirs ? Ou…
Pourquoi utiliser des systèmes à caractéristique ?
Après tous ces développements, on peut se demander pourquoi on s’embête au juste avec les caractéristiques.
Traduire le langage
Dans la « vraie vie » on dit bien qu’une personne est « intelligente » ou « sage » ou « charismatique ». Ce sont des traits généraux, globaux, simples. Cela paraît donc naturel de les utiliser aussi en jeu.
Les articles que j’ai lu en psychologie de l’apprentissage (vulgarisation scientifique) tendent à suggérer que ce n’est pas du tout une bonne idée de dire à un enfant « tu es intelligent » (ni « tu es belle » d’ailleurs) ou aucune caractéristique absolue. Cela vaut aussi pour les adultes. Le danger est de décourager ceux qui sont « bêtes », de rendre les « intelligents » trop sensibles à la peur de l’échec, et du côté des « génies » de leur laisser croire qu’ils peuvent avoir un avis éclairé hors de leur domaine de compétence, alors qu’ils n’ont pas de formation ni ne connaissent le sujet.
Cependant les débats sur l’intelligence restent animés. Il y a peut-être quand même une base qui permet de s’adapter rapidement, de mémoriser… mais il y a plusieurs formes d’intelligence. Et … elle ne garantit pas directement le bon sens ou une prise de décision rationnelle et optimale pour résoudre un problème ! Se croire (ou se savoir) intelligent peut jouer des tours. On peut être intelligent et stupide à la fois. Cette bêtise-là amène à aller chercher du côté des biais cognitifs et du bruit.
En somme, ce n’est pas parce que c’est facile de dire « untel est intelligent » que c’est vrai de manière aussi absolue que le qualificatif le suggère, ni souhaitable sur un plan social. Il demeure que les systèmes de jeu impliquent des simplifications par rapport à la réalité. C’est à chaque créateur de choisir le modèle imparfait qui sera le plus adapté (ou le moins mal adapté) à son projet.
Compactes
Les caractéristiques ont un avantage en jeu de rôle par rapport aux compétences : elles sont toujours moins nombreuses que l’immense diversité des savoir-faire dans une société. Les systèmes à caractéristique seule peuvent sembler plus compact ou plus léger.
Rien n’interdit cependant de rassembler les compétences pour avoir une liste très resserrée, et au final aussi compacte que celle des caractéristiques. Pour éviter les jets à « zéro », on peut admettre que tous les personnages aient une base d’office, par exemple de 1.
Exemple de groupement de compétence : Sport ; Érudition ; Artisanat ; Arts ; Armes ; Magie.
■ Des histoires sans génies
Si on cherche à créer des histoires avec moins d’élus et d’exceptionnalité, il y a des solutions, qui n’impliquent pas pour autant de rendre les intrigues plus ternes.
Par quoi remplacer les caractéristiques mentales et sociales ?
En jeu de rôle, un moyen d’éviter la course à la surpuissance intellectuelle et géniale consiste à simplement supprimer les caractéristiques. On cesse alors d’avoir des individus fictifs qui sont des génies en tout, simplement par la grâce d’un haut score inné.
Les facilités dans un domaine demeurent alors, par l’intermédiaire de traits (avantages ou atouts) qui sont plus spécifiques. Cette humanisation de l’intelligence rend aussi plus facile la gestion des situations en jeu : la portée du « génie » est plus circonscrite, et demande moins d’efforts de mise en scène pour être en valeur.
Un génie des mathématiques ne sera pas forcément un génie en sciences humaines, en politique et en stratégie militaire.
- Un personnage mieux caractérisé grâce à des traits délimités. On sait en quoi ce surdoué ou ce génie est unique et exceptionnel.
- Un personnage plus aisé à mettre en scène. Tant pour le joueur que pour le meneur, l’intelligence, l’astuce ou l’intuition s’incarneront plus aisément en jeu avec plus de précision sur la portée des atouts.
Décrire sans juger
Aussi bien en roman, qu’en scénario (film, série, jeu de rôle), il est possible d’avoir une approche purement descriptive. Si, en tant qu’auteur ou meneur, on ne cherche pas à affirmer qu’un personnage est intelligent, tout devient plus simple. C’est au public (lecteur, au téléspectateurs et aux joueurs) de juger et de qualifier un protagoniste d’intelligent ou stupide.
Bien sûr, cela ne résout pas la question de la rumeur ou de la réputation. Le « public » entendra parler de certains protagonistes avant de les voir à l’œuvre. Mais une image publique peut être confirmée ou infirmée en rencontrant une personne. Ce n’est donc a priori pas un problème dans l’absolu.
Des ambitions et des priorités
Au lieu de l’intelligence (et en creux de la bêtise), une solution consiste à se concentrer sur les motivations des personnages et leurs compétences. On peut être « intelligent » et très instruits, mais n’en prendre pas moins des décisions très critiquables.
L’intelligence est un moyen d’agir parmi d’autres. Elle permet de traiter plus d’informations, plus vites. Cela ne garantit pas qu’elle les triera mieux (et d’ailleurs ce « mieux » dépend des critères d’évaluation).
Aussi, l’approche ici consiste à identifier les éléments influençant la prise de décision.
- Informations. Qu’est-ce que le personnage comprend de la situation ? (Ses compétences et ses traits déterminent son appréciation de ce qu’il sait de la situation)
- Ambitions. Que veut accomplir le personnage ?
- Éthique. Quelles sont les limites en termes de méthode et de principe que s’impose le personnage ?
- Intérêts en balance. Qu’est-ce que le personnage doit aussi mettre en balance dans sa prise de décision ? (protection de son statut, maintien d’une vieille amitié, autres projets, etc.) ? Un personnage qui n’a rien à perdre n’agit pas comme quelqu’un qui se soucie de beaucoup de choses. Si son ambition est très faible par rapport à des intérêts à défendre, il mettra sans doute peu d’énergie et de moyens en œuvre.
- Tempérament. Est-ce que le personnage agit à chaud ou à froid ? Réagir avec peu d’informations, sous le coup de l’émotion, biaise le jugement et peut amener une personne théoriquement intelligente à prendre des décisions contraires à son intérêt. Se croire plus intelligent que les autres conduit à prendre des paris risqués.
- Moyens. Quelles sont les possibilités d’action du personnage ? S’il est brillant, bien informé, mais en prison, il a très peu de moyen, et n’envisagera peut-être même pas d’agir.
Et maintenant ?
Si vous voulez utiliser les mythes du génie dans une campagne, il ne faut pas vous priver ! Je fais part de mes états d’âme surtout pour signaler les voies alternatives que je repère pour parler d’intelligence sans intelligence absolue. Mais tout ça reste un jeu et on peut alterner entre tout type de système qui permettent au groupe de s’amuser (ça reste l’objectif premier).

[1] Nathalie HEINICH, L’élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, Éditions Gallimard, 2005.
[2] En 2023 un chapeau introductif d’article du monde : « Le cinéaste et l’écrivain posent le même regard sur l’industrie culturelle d’aujourd’hui, corsetée par la bien-pensance » (Chronique de Michel Guerin du 07 avril 2023), les mots changent, mais le concept paraît très similaire.
[3] Un exemple parmi d’autres : La corde (The Rope) réalisé par Alfred Hitchcock (1948).
[4] Cette situation a été fortement critiquée dans le cas des situations d’emprise et de violence sexuelle chez des artistes célébrés (Picasso notamment).

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