Des images fortes et de la consistance

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Cette semaine, je m’attarde sur des questionnements existentiels relatifs aux méthodes d’écriture : Faut-il connaitre la fin ? Qu’est-ce qui est important dans le texte ? Comment les contraintes d’écritures influent-elles sur le rendu ?

Si le point de départ de ces méditations est indéniablement centrée sur l’écriture de roman (d’où le placement en rubrique « In-Existence »), il s’étend aussi à l’écriture de scénario et de campagne en jeu de rôle.

📖Journal d’écriture

Je suis désormais sur le dernier chapitre du JOUR 5 du LIVRE 3. C’est une bonne nouvelle, car l’essentiel de la structure est posée.

  • Les éléments de l’intrigue (l’affaire des Rocheuses, les transformations de Lastôr, l’enquête de Lena, les remises en question de Lilyan, les mésaventures horrifiques de Vanik) sont clairement là, et s’acheminent vers une résolution.
  • Le JOUR 6 avait été déjà écrit à plus des trois quarts en V1 courant 2023. J’avais constaté avant de boucler cette journée que le propos manquait de force. Je trouvais qu’on ne se rendait pas forcément compte de tout ce qui était à l’arrière-plan, et l’évolution de certains personnages pouvait paraitre un peu elliptique. C’était une de mes motivation majeure à restructurer tous les textes (au moins 4 mois de travail, et rédaction de plus de 500 000 signes espaces compris rien que pour le LIVRE 3).
  • Je me suis rendue compte avec embarras (parce que ça manquait dans une V1) et soulagement (parce que j’ai fini par m’en rendre compte) que rien n’était indiqué à propos du sac mortuaire de Bailey Wats, or dans les circonstances évoquées en jeu, il est impossible de ne pas tomber dessus au moins le matin du JOUR 6. Encore une fois: il est facile de repérer une incohérence explicite (deux faits évoqués et incohérents) qu’une incohérence impliquant un élément manquant (alors qu’il devrait être là). C’est un exemple de chien qui n’ a pas aboyé (référence à Flamme d’argent, une enquête de Sherlock Holmes).

J’ai également rafraîchi la page de présentation d’In-Existence et mis à jour les données présentées. J’espère que le tout sera plus clair et plus accueillant !

🔷 Puis-je écrire sans connaître la fin ?

Alors que je feuilletais l’application du journal Le Monde, je suis tombée sur un titre d’article qui ne pouvait que m’interpeller sérieusement : une interview de John Irving intitulée « L’auteur doit connaître la fin de son roman avant de le commencer« , par Raphaëlle Leyris, le 17 juillet 2024. Stupeur et horreur : suis-je condamnée à l’échec parce que je n’ai pas d’idée claire de la manière dont In-Existence s’achèvera ? Ou parce que je tire parfois aux dés sur l’issue d’une action ? Pour le savoir, j’ai évidemment lu le texte et médité, en quête d’espoir pour mon cas.

Tout est parti de là...

Plutôt Dickens ou Melville ?

J’ai lu l’interview avec attention et je relève ici les passages qui font écho à l’extrait utilisé comme titre. En préalable, je précise que je n’ai lu aucun livre d’aucun des auteurs mentionnés, mais que j’ai fréquenté longuement leurs fiches sur Wikipédia, et systématiquement regardé sur Arte les documentaires qui pouvaient être diffusés.

Je vous ai dit que je dois à Dickens d’avoir voulu devenir romancier à l’âge de 15 ans. Mais une autre rencontre, survenue à l’âge de 17 ans, a aussi été importante : celle de Melville, avec Moby Dick [1851]. Il m’a permis de comprendre que l’auteur doit connaître la fin de son roman avant de le commencer. Dickens inventait à mesure qu’il écrivait, et les fins n’étaient pas son point fort. Mais quand vous lisez Moby Dick, vous sentez que Melville maîtrisait chaque détail de son livre à venir en écrivant les premiers chapitres. Cela m’a beaucoup impressionné.

J’écris en direction de la fin, pas seulement vers la dernière phrase, mais vers les derniers chapitres. ­Certains ­romans ont attendu pendant vingt ans, sous forme de piles, que je comprenne comment ils se termineraient.

Quand je dis que mes romans sont écrits dans la conscience de leur fin, de leur résolution, cela signifie qu’ils sont orientés par l’intrigue. Et cela aussi vise à atteindre le public. La narration fait une promesse : si vous restez avec nous, non seulement quelque chose va arriver, mais quand cela arrivera, vous direz : « Mais évidemment, c’était ça ! »

Pour éclairer le propos, il me parait important de rappeler une différence dans les méthodes d’écriture entre Dickens et Melville pour Moby Dick.

Arc narratif ouvert

Dickens écrivait des feuilletons, avec une orientation mélodramatique et moraliste marquée. Cela signifie que son travail est de trouver des images frappantes pour ses premiers chapitres, mais que la suite consiste essentiellement à proposer des rebondissements, des figures détestables ou admirables, et une fin conforme à la morale chrétienne de son époque.

En substance, son travail n’est pas si éloigné d’un auteur de soap opera : il continue d’écrire régulièrement, mais probablement (à vérifier) un arc narratif ouvert. Il ne savait pas forcément comment il achèverait l’intrigue, ou simplement dans des lignes générales très vagues.

Avec ce type de contrainte d’écriture, une fois qu’un chapitre est publié, on ne peut pas revenir dessus. La diffusion auprès du public fixe le contenu. Dans ces conditions, impossible de supprimer un élément d’intrigue dont on se dit après coup « zut, ce n’est pas une très bonne idée« .

En somme, on a : (1) une absence de fin préparée ; (2) une obligation à tenir compte de tout ce qui est publié, alors même que le chantier est en cours. Il est impossible d’avoir une vision d’ensemble consistante, et la solution pour remettre l’intrigue dans les rails implique naturellement de sortir des jumeaux maléfiques, des trahisons improbables ou des rédemptions tout aussi extravagantes.

La fin en vue

Dans le cas de Moby Dick, le point de départ de l’écriture est assez bien documenté (sauf si ma mémoire me joue de grands tours). Il s’agit d’un naufrage aux conséquences particulièrement atroces, impliquant (dans mon souvenir flou) du cannibalisme et très peu de survivants. Ce épisode horrible est hors champ dans le roman, mais l’histoire s’achève par le naufrage qui fait la jonction entre l’anecdote réelle et une fiction. Celle-ci est elle-même solidement documentée, mais presque teintée de réalisme magique (quand bien même le terme est déplacé de son cadre latino-américain d’origine).

On voit rapidement que le contexte d’écriture est aux antipodes. Melville pouvait préparer sa fin, car il n’a fait qu’écrire la marche vers celle-ci tout le long du texte, et dès sa genèse. Il conçoit une tragédie au sens où l’issue fatale est connue et qu’il montre le cheminement qui conduit obstinément à la catastrophe.

La clef de l’histoire et son sens

Je crois que le but de cette démarche, à savoir écrire en connaissant la fin, vise à donner du sens à l’intrigue. Lorsqu’elle s’achève, le lecteur a tous les éléments en main pour un effet de « révélation » dans lequel tout fait soudain sens. D’une certaine manière, je conçois l’intérêt de la démarche, car le cas inverse est très frustrant.

Cependant, le véritable enjeu, me semble-t-il, n’est pas de connaitre le sens de l’histoire avant de commencer, mais d’en avoir un à la fin, quand le texte est présenté à un éditeur. Or, cela change tout, par la grâce de l’étape de la « reprise de texte ». Tant que le texte n’est pas diffusé à un public qui paie pour le lire, avec un contrat d’édition qui détermine les conditions de rémunération, tout est encore possible !

Je plaide pour moi-même, car je partage le constat de l’importance du sens, mais que je commence à écrire en étant motivée par une question. Or, contrairement à John Irving, je doute d’avoir envie d’y répondre potentiellement vingt ans plus tard. Je n’ai pas des dizaines de problématiques qui m’occupent, que je peux laisser en pile sur ma table (sa technique, qui implique une grande table perpétuellement encombrée). Dans mon cas, j’ai effectivement commencé à écrire sans savoir où j’allais et en improvisant très largement. En revanche, les deux phases de lourdes restructurations ont impliqué :

Pour voir en février 2024, le moment du début de la deuxième restructuration, en livres identifiés

Que fait-on pour les campagnes de JdR ?

On retrouve les grandes écoles « Dickens » et « Melville » dans la pratique des meneurs et des auteurs, mais avec des différences qui viennent des spécificités d’une création à trois niveaux : auteur (univers + éventuellement scénario), meneur, joueurs.

J’improvise !

J’écris pour un éditeur

Dans ce cas de figure, j’ai l’impression qu’il faut clairement partir sur une optique « Melville & John Irving » : il faut savoir où on va. Je parle avec l’expérience de jongler avec cinq volumes, et largement plus de 3 millions de signes. Quand j’imagine faire la même chose sur une campagne, je me dis « pardon ? mais non ! on va se poser une heure ou deux, et on va faire notre esquisse de schéma! ».

Alors pourquoi une réponse si différente ?

La question du « sens » dépend aussi de ce qu’on vise. Si on est avant tout là pour s’amuser sans se prendre la tête, le « sens » parait un peu superflu ou inutilement « élitiste ». De même, si on vient pour chercher une catharsis émotionnelle, réfléchir à la cohérence interne est à l’opposé de la démarche de plonger dans le drame.

Le « sens » est utile si on vise une satisfaction intellectuelle, ou si on cherche la rejouabilité. Comme en jeu de rôle, la réponse vient de la mise en œuvre effective par le groupe, alors une histoire qui pose beaucoup de questions aurait théoriquement aussi plus à offrir en matière de choix, et donc de rejouabilité.

C’est toujours un plaisir de discuter ! Vous êtes bienvenus aussi bien sur le fil des commentaires que sur d’autres canaux !

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2 réponses à « Des images fortes et de la consistance »

  1. Avatar de metatronbleu

    Je me permets de partager ma très modeste expérience d’auteur amateur sur ce sujet.

    J’ai écrit 2 romans (Conflux – Opération Apollon et Conflux – L’heure de la Fange), avec deux approches différentes.

    Pour le premier, la fin n’était pas encore claire dans mon esprit durant facilement l’écriture de presque la moitié du roman. Cela a m’a donné une incroyable liberté sur la manière de mener l’intrigue. Apollon en a vu des vertes et des pas mures ! Cela m’a cependant demandé un énorme travail de remise en cohérence lorsque la fin a été fixée.

    Pour le second roman, l’intrigue global et la fin étaient déterminées dès le début. Le travail était bien plus organisé et je n’ai jamais perdu mon fil malgré une rédaction qui s’est étalée sur plusieurs années. L’intrigue est à mon sens plus riche. Cependant, cette approche méthodique se ressent sur le ton du roman, qui n’a pas cette fantaisie du premier opus.

    Un troisième roman est en cours d’écriture (depuis bien trop longtemps!). J’ai repris la méthode du second roman avec une trame établie. Mais je pense avoir un fil qui me contraint trop ce qui se ressent sur mon rythme d’écriture.

    Au final, je reste partisan d’une fin établie, et d’avoir des éléments de trame identifiés. Cependant, je recommande de conserver de grands espaces de créativité dans lesquels l’auteur peut se surprendre lui même.

    C’est tout pour mes deux sous apportés au débat 🙂

    Aimé par 1 personne

    1. Avatar de Iris d'Automne

      Merci pour ton retour d’expérience qui porte sur l’essai des deux approches ! (ou trois si on compte une voie médiane d’avoir un cap, mais de la souplesse pour l’atteindre)

      📚✨

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