Quels principes de droit pour ma civilisation ?

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Le sujet du droit en jeu de rôle est, dans mon expérience, très éloigné des situations de jeu, tout comme de la création des cadres fictionnels. C’est compréhensible, étant donné que cette matière n’est pas vraiment enseignée hors des cursus dédiés. Par ailleurs, la manière de l’enseigner peut être assez austère et très technique, donnant l’impression d’un domaine totalement hermétique à l’imagination.

Il me semble qu’il y a pourtant matière à penser le droit de plusieurs manières dans les créations fictionnelles. Il soutient l’ambiance, crée des injustices (aux yeux du joueur, et donc un moteur de motivation), des enjeux stratégiques (pour des détectives privés par exemple), fournit des dilemmes. Le droit d’une civilisation fictive peut être « juste », « ambivalent » ou « foncièrement inique » selon vos valeurs. L’enjeu en création d’univers est de poser les lignes directrices, et quelques points plus précis les illustrant, correspondant à ce qui sera utilisé en jeu.

  1. 🔷 Point de départ de la réflexion
    1. Digression sur les violences sexuelles en scénario
    2. Au fait, de quoi on parle au juste ?
    3. Et pourquoi tiquer sur l’intentionnalité ?
  2. 🔷 Que faire pour son univers ?
    1. Les preuves admises
    2. Juger le fait ou l’intention ?
      1. Magiciens irresponsables
    3. La responsabilité pénale
    4. Juger ou pas ?
    5. Droit et moral

Les références et citations sont tirées de : « Au procès des viols de Mazan, les accusés plaident le  « viol sans intention de le commettre » » in Le Monde samedi 28 septembre 2024, 11h57.

Hormis les citations et les images

🔷 Point de départ de la réflexion

Le point de départ à l’origine de cet article est une actualité dont certains aspects ont fait écho à d’autres lectures et à mon expérience d’écriture sur des scénarios.

Digression sur les violences sexuelles en scénario

Je suis essentiellement les actualités via la presse écrite, parce que je peux prendre mon temps, prendre des notes, fouiller dans les archives pour regarder les débuts des affaires. Les chroniques judiciaires par exemple constituent une source de documentation pour des situations de scénarios, des historiques de protagonistes, mais aussi pour penser les civilisations. Tel type de crime serait envisageable dans un contexte XIXe, ou durant la Prohibition (ou analogue), d’autres peuvent s’imaginer dans plusieurs époques, au prix de menues adaptations.

Le procès de Mazan voit la mise en œuvre de stratégie de défense fondées sur l’absence d’intentionnalité de commettre un viol. La thématique même du viol a peu de chance de servir en contexte de jeu de rôle (hors horreur), car évacuée des scénarios pour le malaise qu’elle peut susciter. Le meurtre, la torture ou les supplices médiévaux sont en revanche monnaie courante, au point de paraitre sans grande gravité (les témoignages de victimes de torture et de survivants de massacres ne disent pas ça). Mon expérience dans ce domaine (disons depuis 2012 avec la V1 du manuscrit d’Occultisme pour les Ombres d’Esteren) a été marquée par des étapes qui nourrissent sans doute ma réflexion actuelle.

  • Le scénario « Chambre bien rangée » pour Occultisme (rédaction 2012 +2014 ; publication 2017 ; fiche GROG assortie d’une critique peu convaincue) est un des plus sombre que j’ai écrit. Il a pour point de départ : (1) le cas de parents d’enfants décédés qui conservent leur chambre en l’état ; (2) la question de la limite entre culpabilité et innocence. Afin de limiter la noirceur et de suivre le principe de modularité, trois coupables sont envisagés pour le premier meurtre : un monstre (aucun problème moral) ; une bande du quartier (meurtre et viol, avec des faits inspirés de beaucoup de cas, notamment des témoignages en Amérique latine qui m’avaient marquée) ; et un membre de la famille, lui-même victime dans son jeune âge. Mon éditeur m’avait demandé un avertissement en début de scénario et m’avait clairement dit « si tu n’étais pas une femme, je t’aurais censurée » ; il semblait plus ou moins craindre une réaction puritaine dommageable. En somme, je découvrais en bouclage que j’avais un passe-droit en publication pour aborder un thème qui aurait été interdit à un auteur de sexe masculin, peu importe ses efforts pour se documenter ou son tact. Je n’ai pas lu de remarques problématiques sur cet aspect du scénario (elles m’ont peut-être échappée, Internet est vaste).
  • J’ai eu à diriger, coordonner et encadrer des scénarios d’autres auteurs dans les gammes des Ombres d’Esteren et Dragons. Il y a eu quelques viols sur Esteren (enfin, là, un seul me revient en mémoire, avec une servante enceinte à cause d’un maitre tyrannique, et maltraitée par l’épouse de ce seigneur), en revanche, le schéma « le seul personnage féminin de l’histoire est la victime » (ou une sorcière vindicative et séductrice perverse) était très loin d’être rare. Je n’ai pas eu la présence d’esprit de faire des statistiques à l’époque, de sorte que je n’ai que des impressions fondées sur des souvenirs sans doute sélectifs, ce qui n’est pas très satisfaisant pour affirmer des tendances. En revanche, ça laisse la possibilité de faire part d’une impression assez malaisante sur des clichés dont la présence nuit à mon plaisir de jeu (ou de lecture).

Au fait, de quoi on parle au juste ?

Le procès de Mazan est très particulier, avec une absence de souvenirs de la victime, mais des enregistrements vidéos nombreux des faits. Comme il n’est ici pas possible de contester le fait (relation sexuelle sur une personne plongée dans un état comateux), les défendeurs ont massivement invoqué leur absence d’intentionnalité. Le déclic de cet article vient d’un bref passage.

– D’après vous, on peut commettre un viol sans le vouloir ?, a demandé MBabonneau.

– Oui.

[…] Un viol sans intention de le commettre. La ligne de défense est simple : tous affirment avoir ignoré, avant de mettre les pieds à Mazan (Vaucluse), que Gisèle Pelicot était droguée à son insu.

Je me suis demandée, en lisant les différentes interventions, si ne se dessinait pas en creux la tentation du côté de la défense d’aligner le traitement du viol sur celui du meurtre : coups mortels ayant entrainé la mort sans intention de la donner (homicide involontaire), homicide volontaire, et homicide volontaire avec préméditation.

Après tout ce temps, le souvenir de mes cours de droit pénal est très lointain, et j’ai dû chercher des antisèches en ligne sur la notion d’élément moral. Je vois que ça recouvre la culpabilité (avoir agi) et l’imputabilité : avoir compris et voulu (disposer de son libre arbitre). La fiche rapidement feuilletée me renvoie vers le Code Pénal :

Article 121-3 du Code Pénal

Il n’y a point de crime ou de délit sans intention de le commettre.

Toutefois, lorsque la loi le prévoit, il y a délit en cas de mise en danger délibérée de la personne d’autrui.

Il y a également délit, lorsque la loi le prévoit, en cas de faute d’imprudence, de négligence ou de manquement à une obligation de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, s’il est établi que l’auteur des faits n’a pas accompli les diligences normales compte tenu, le cas échéant, de la nature de ses missions ou de ses fonctions, de ses compétences ainsi que du pouvoir et des moyens dont il disposait.

Dans le cas prévu par l’alinéa qui précède, les personnes physiques qui n’ont pas causé directement le dommage, mais qui ont créé ou contribué à créer la situation qui a permis la réalisation du dommage ou qui n’ont pas pris les mesures permettant de l’éviter, sont responsables pénalement s’il est établi qu’elles ont, soit violé de façon manifestement délibérée une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, soit commis une faute caractérisée et qui exposait autrui à un risque d’une particulière gravité qu’elles ne pouvaient ignorer.

Il n’y a point de contravention en cas de force majeure.

Et pourquoi tiquer sur l’intentionnalité ?

Là, on dérive sur une autre lecture que j’ai en parallèle (en lisant et annotant à la vitesse d’un escargot asthmatique, mais méticuleux) :

Clotilde Champeyrache, La face cachée de l’économie – Néolibéralisme et criminalités, PUF, 2019.

L’autrice est économiste et spécialisée sur la mafia (et donc plus concrètement sur l’implication du crime organisé dans l’économie légale). Elle est intervenue régulièrement sur France Culture notamment (c’est là que j’avais trouvé sa bibliographie) ; vous pouvez trouver aussi une recension du livre sur Le Monde. L’ouvrage vaut le détour, et il est écrit de manière accessible, en expliquant clairement les notions (tant en économie qu’en droit) qui sont abordées. Si vous ne passez pas votre temps à prendre des notes et des dérivées à partir de celles-ci, la lecture est fluide et rapide.

Parmi les problèmes posés par la criminalité en col blanc figure la grande difficulté de prouver l’intentionnalité de l’acte commis, et ce d’autant plus dans un contexte de dilution de la responsabilité individuelle au sein d’entreprises déviantes (au sens de « par rapport à la légalité »).

Notre système juridique est le résultat de certains principes hérités du christianisme (théologie, droit canon), d’autres du droit romain, d’autres viennent plus directement des Lumières, avec en particulier le célèbre traité de Cesare Beccaria. De manière très schématique, très condensée et très résumée, on peut retenir entre autres choses :

Quand on lit tout ça, cela a l’air juste, logique et équilibré. Cela n’empêche pas des discussions, avec des tentatives d’exploiter les failles. Celles-ci nourriront les situations dramatiques, de manière plus ou moins pittoresques.

🔷 Que faire pour son univers ?

Dans mes souvenirs flous et lointains, je me rappelais avoir lu des articles sur le sujet du droit sur Place to go, People to be. J’ai retrouvé les textes, que vous pouvez consulter :

Ce qui suit est un aperçu de facteurs qui peuvent induire de fortes variations dans vos systèmes juridiques, avec dans certains cas des applications ludiques plus marquées.

Les preuves admises

On peut avoir un système admettant « tout type de preuve » ou listant au contraire les preuves susceptibles d’être utilisées.

  • « tout type de preuve » signifie que vous pouvez invoquer des techniques de criminalistiques à bon ou mauvais escient. Il y a ainsi eu des erreurs judiciaires aux États-Unis avec des études de morsure qui n’étaient pas fiables ou pouvaient correspondre à trop de personnes (donc sans garantie que l’accusé est le « mordeur »).
  • « tout type de preuve » laisse également la porte ouverte aux ordalies
  • La limitation du format des preuves peut être stricte ou large, ou porter sur la manière de collecter un type de preuve en particulier. Ainsi le témoignage d’un esclave sous la Rome Antique a pu n’être accepté que si collecté sous la torture. On peut raisonnablement douter de la fiabilité du procédé.
  • Même si « tout type de preuve » est admis, il faut encore que le juge (ou les jurés) puissent la comprendre, ce qui peut nécessiter le passage par l’interprétation d’un expert, qui témoigne.
  • D’ailleurs, dans un cadre magique « tout type de preuve » pourrait théoriquement fonctionner avec l’usage d’un sort ou d’une séance médiumnique, mais comment prouver que le vécu issu est bien conforme à ce qui est rapporté en salle d’audience ? Faut-il admettre la magie (comme les indic’) comme déclencheur d’enquête ou aide à sa progression, mais pas comme preuve devant une cour de justice ?
  • Le témoignage n’est pas une entité neutre : il y a des contradictions (aveu, rétractation), des circonstances (violences lors de l’interrogatoire ou avant, questions orientées, pressions et intimidation), et des erreurs (reconnaitre quelqu’un qu’on n’a vu qu’une fois brièvement, ce n’est pas facile pour tout le monde).
  • Prévoir une infraction, c’est une chose, mais selon la manière dont elle est conçue, il peut être difficile, voire quasi impossible de la prouver. On peut donc avoir des lois censément « justes » (idéales pour un affichage politique) mais qui ne condamneront jamais personnes. Une telle situation ne peut que nourrir un profond sentiment d’injustice.

Juger le fait ou l’intention ?

Si on juge l’intention de tuer, on peut condamner un enfant qui a servi une limonade qu’il croyait empoisonnée. Cela a l’air peu crédible, il y a pourtant des jurisprudences sur des tentatives d’avortement par des moyens impossibles (du temps ou l’avortement était illégal, mais ça n’enlève rien au problème central : juge-t-on une tentative de commission d’un crime par un moyen qui ne permet pas de l’accomplir ?).

Si on juge le fait seul, alors un meurtre est une entité, indépendamment de l’intention associée : accident imprévisible ; accident avec comportement ayant augmenté le risque de sa survenue (consommation d’alcool par exemple) ; coups mortels (bagarre qui tourne mal par exemple) ; meurtre (énervement, coup de feu, vlan) ; assassinat (préparer pendant six mois le crime parfait).

Comme on est en cadre fictionnel et que rien ne nous arrête, on peut panacher :

Dans un tel système, on aurait peut-être un ministère public du « fait », et certains arguments seraient réservés à l’accusation (endossant un rôle un peu dérivé des parties civiles, mais s’en détachant quand même parce qu’il y a investigation).

Magiciens irresponsables

La question de la législation autour de la magie pose des questions. On pourrait théoriquement distinguer un individu qui a accès à une magie innée comme ayant des responsabilités différentes par rapport à un magicien qui étudie volontairement… dans un régime jugeant de l’intention. On pourrait imaginer des stratégies de défense de magicien du genre « non mais je suis ensorceleur et un stimulus m’a fait perdre le contrôle ; je suis une victime aussi« , et l’accusation cherchant à démontrer l’existence d’un livre de sort et d’un cursus en université arcanique.

En revanche, si on juge le fait, qu’un ensorceleur ait déclenché une boule de feu accidentellement aura la même gravité qu’un sort lancé volontairement par un mage de guerre entrainé.

La responsabilité pénale

Ce volet là est le plus facile à placer en cadre fantastique. Selon la notion de responsabilité pénale que vous décidez, le résultat peut être très différent:

Juger ou pas ?

Si l’accusé est irresponsable pénalement, le juge-t-on ou pas ?

Ce n’est pas le seul cas de « jugement ou pas ».

Droit et moral

Certains se plaisent à dire qu’il faut appliquer le droit, pas la morale. Dans les faits, pour garantir un état de droit, c’est certain. Mais le droit n’est pas une entité abstraite : il évolue parce qu’il exprime (avec ses imperfections) un état de ce qui est considéré comme acceptable dans une société.

Lorsque le droit n’est plus en adéquation avec ce que l’on veut pour une société, la politique entre en jeu pour modifier la loi afin qu’elle soit la plus en adéquation possible avec ce projet de société.

Bien sûr, comme tout le monde n’est pas d’accord sur ce que « la société » devrait être, la question même de « qui fait les lois » et « comment » se pose.

Cet article n’est qu’un survol, et j’espère qu’il permet à ceux qui n’était pas familiers de ces sujets d’entrevoir toutes les bizarreries et les dilemmes qu’on peut envisager pour rendre les sociétés fictionnelles à la fois plus diverses et plus intéressantes. En creux, ces voyages imaginaires aident peut-être aussi à voir notre monde différemment… et nous invitent à nous inspirer de lui pour rendre les contrées fictives plus riches, dans une boucle de rétroaction positives.

C’est toujours un plaisir de discuter ! Vous êtes bienvenus aussi bien sur le fil des commentaires que sur d’autres canaux !

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