En cette période de menus de fête et de crise de foie, le hasard de mes lectures m’incite à proposer un détour préhistorique et anthropologique autour de la thématique du cannibalisme. Ce tabou ne persiste dans notre culture que par des formes mythiques euphémisées, mais semble avoir été institutionnalisé dans certaines des grandes civilisations européennes du néolithique, en particulier la « Culture rubanée » (lien Wikipédia).
Mieux comprendre le cannibalisme est utile pour développer les pratiques de « grands méchants » ou concevoir des sociétés moralement ambivalentes.
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Des appartements funéraires
Les usages funéraires dans les territoires de culture confucéenne implique de venir rendre hommage aux défunts à l’occasion des fêtes des morts. Faute de concessions abordables dans les cimetières, certains ont trouvé une solution un peu inattendue et perturbante pour le voisinage.
Quels principes de droit pour ma civilisation ?
Comment le droit et ses orientations peut-il aider à façonner un univers fictionnel et renforcer son ambiance ?
D’Orphée aux apocalypses zombies
Où l’on découvre que l’on craignait déjà les épidémies zombie il y a 60 000 ans ! 😱 (C’est un raccourci un peu acrobatique, mais l’idée y est)
Les références et citations sont tirées de : « Parents ou ennemis, qui mangeait-on au Paléolithique récent ? » par Bruno Boulestin (CNRS) in Pour la Science n°566, décembre 2024, p. 54-60.

Si vous souhaitez élargir votre champ de création d’autres normes morales, entrant en conflit radical avec les nôtres, vous pouvez également trouver matière à réflexion dans :
Michel Graulich, Le sacrifice humain chez les Aztèques, éditions Fayard, 2005
🔷Les faits
La démonstration la pratique du cannibalisme en archéologie est un enjeu technique qui se heurte aux représentations sur la nature humaine et les origines. L’idéologie pousse certains (incluant des anthropologues et préhistoriens) à affirmer que le cannibalisme n’existe pas, ou bien qu’il aurait été strictement funéraire. Pour sortir des débats stériles, il faut s’appuyer sur une typologie appuyée sur l’ethnologie et des témoignages historiques confirmés.
■Exception ou coutume ?
Le premier critère est la distinction entre actes d’exception ou circonstanciels et les pratiques coutumières, voire institutionnalisées.
- Exceptionnel
- Famine
- Déviance individuelle
- Coutumier
- Endocannibalisme funéraire
- Exocannibalisme guerrier
■Coutumes et institutions
Le fait culturel du cannibalisme prend un visage très différents « en fonction de la relation qui unit mangeurs et mangés ». « On peut établir une équivalence presque parfaite entre, d’une part, l’endocannibalisme et une anthropophagie funéraire, et, d’autre part, l’exocannibalisme et une anthropophagie “guerrière” ».
L’endocannibalisme funéraire
Il s’agit de « [consommer] ses propres morts dans le cadre de rituels funéraires, principalement pour les honorer (d’autres motivations sont avancées, mais celle-ci est universelle). »
L’exocannibalisme guerrier
On mange ici les adversaires ou les ennemis, et si les raisons alléguées varient, un point commun subsiste : chercher à les anéantir.
Cette « forme entretient une relation quasi systématique avec des pratiques guerrières, ou plus largement avec la violence armées intergroupe ».
■Les indices pour établir un cas de cannibalisme
Pour établir le cannibalisme, le chercheur croise plusieurs informations. Une seule est un indice, mais ne suffit pas pour établir les faits.
Crise de mortalité
Une crise de mortalité correspond à une « augmentation rapide et soudaine de son taux dans une population – imputable dans la majorité des cas à des épidémies ou des massacres ». La quantité de défunts, leur classe d’âge et leur sexe apportent des informations à ce propos.
Les dégâts sur les corps
L’étude des ossements permet d’identifier des traces déterminantes.
- La présence de blessures létales oriente vers la violence armée : la victime a été tuée par arme.
- Les traces sur les os de consommation font tomber l’hypothèse de l’épidémie (personne ne mange de morts de maladie)
- Marques de découpes du corps similaires aux activités de boucherie de de la culture considérée.
- Signes de mâchonnement sur certaines parties (parties charnues des mains)
- Brisure des os longs pour consommer la moelle osseuse.
- Des traces de brûlures cohérentes avec la cuisson en foyer ouvert (de type cuisson à la broche).
La transformation des crânes en récipients
« Sans que ce soit une règle absolue, dans l’immense majorité des cas de transformation de crânes en récipients, les têtes appartenaient à des ennemis, et les objets obtenus ont une fonction de trophée. »
Ces fabrications sont susceptibles de n’être utilisées qu’au cours d’un festin de victoire. Ces cérémonies sont attestées partout dans le monde, y compris chez les chasseurs-cueilleurs nomades.
Les chasseurs-cueilleurs nomades « de la région du Grand Chaco, en Amérique du Sud […] avaient […] la particularité de fabriquer à partir de scalps ou des crânes des récipients qu’ils utilisaient pour consommer un breuvage au cours des fêtes, et qu’ils abandonnaient ensuite. »
« La présence des coupes renvoie à un trait culturel, et donc plus volontiers à un phénomène coutumier qu’à un événement singulier. »
■Ancienneté du cannibalisme
Des traces cohérentes ont été identifiées en de nombreux lieux et sur de très longues périodes. L’ethnologie a permis d’observer des sociétés très différentes : des groupes pacifiques, d’autres moins, d’autres franchement guerriers.
- Grand Dolina au Paléolithique inférieur (2,8Ma à 350K)
- Krapina au Paléolithique moyen (350K à 45K avant le présent – soit 45000 ans avant 1950 – « avant le présent » est une terminologie un peu trompeuse (lien Wikipédia))
- D’impressionnantes accumulations de vestiges osseux d’hommes, femmes, enfants et bébés dévorés par des paysans du Rubané (5500-4700 avant notre ère)
🔷 Et en création d’univers fictionnels ?
■ Les hordes destructrices en genre post-apocalyptique
J’ai l’impression de croiser des cannibales dégénérés dès qu’il est question du genre post-apocalyptique. Je n’ai pas souvenir pour autant que ces groupes bénéficient de développements culturels. Ce sont juste des méchants sadiques odieux qu’on fuit ou qu’on massacre gaiement… à moins de devenir semblable à eux ? J’en retiens une impression confuse de mélange de famine, de déviance et d’exocannibalisme.
Si on suit la typologie du cannibalisme, avec des groupes fermés, très hostiles les uns aux autres, les pratiques d’exocannibalisme seraient cohérentes dans ce genre. Cela impliquerait des guerres et des raids, des réductions en esclavage, et des festins cannibales dans un cadre rituel un minimum solennel. Il s’agit tout de même de célébrer l’anéantissement d’un ennemi honni, tout en s’appropriant sa force.
■ Des peuplades préhistoriques dégénérées
On retrouve du cannibalisme à l’opposé du spectre chronologique, dans les fictions préhistoriques, ou bien mettant en scène des peuplades censées avoir conservé ces usages anciens durant des périodes tardives. C’est le cas par exemple dans la Guerre du feu, dans Le treizième guerrier, et dans le Mythe de Cthulhu (exemples proposés dans le Manuel du Gardien 7e édition, et le peuple monstrueux de ghasts).
Là encore, comme en post-apocalyptique, on mélange tout, et la culture pratiquant le cannibalisme est réduite à quelques grands traits : ils sont horribles ! ils sont très, très méchants ! Et consanguins, et abrutis, mais très, très forts !
■ Des cannibales laissés aux marges de la civilisation en médiéval-fantastique
Détour par les représentations
Si je fouille dans ma mémoire sur toutes les mentions de cannibalisme que j’ai croisées, elles tournent essentiellement autour des mêmes zones : actuelle Amérique latine (Aztèques, et des peuples de l’actuel Brésil), Papouasie-Nouvelle Guinée, et de manière plus confuse « Afrique noire » sans que je sois capable de citer un seul exemple précis pour ce continent. Cela m’incline à penser que c’est un vestige très peu fiable. Dans ce fond mémoriel flou, j’ai aussi une évocation du « wendigo » (sur Wikipédia, l’article anglais est plus fourni) en Amérique du Nord, et associé plutôt à un cannibalisme de famine sur fond d’hiver terrifiant, et au tabou associé. Dans les histoires d’exploration des pôles, il y a aussi des évocations de possible cannibalisme dans l’histoire du HMS Erebus (1826 – Wikipédia, en anglais). Des cas isolés lors de famines ont été régulièrement rapportés en Europe, avec des anecdotes telles qu’il n’est pas possible de toujours distinguer la légende urbaines (ou plutôt rurale d’ailleurs).
Il y a donc :
- Le cannibalisme est lointain (tropiques effrayantes), pratiqué par des barbares sanguinaires. En fiction cela donne par exemple Cannibal Holocaust (1980 – sur Wikipédia).
- Le cannibalisme est pratiqué dans des circonstances désespérées de famine, sur fond d’hiver. En fiction, je ne vois que des récits autour de cas comme le crash du vol Uruguaya 571 (sur Wikipédia).
Quel cannibalisme en jeu de rôle ?
Dans le jeu de rôle, les sacrifices humains et les massacres sont innombrables, c’est une norme pour toutes les sectes et religions maléfiques. En revanche, j’ai vraiment du mal à citer des cas de cannibalisme. Pourtant, ce ne sont pas les peuples « mauvais » qui manquent dans les publications, et ce jusqu’à l’effort généralisé de réhabilitation des « méchants » traditionnels : ogres, drows, gobelins, orcs. Depuis au moins vingt ans, on peut citer quantité de gobelins crétins (ou ingénieux et abrutis à la fois), d’orcs brutaux mais nobles et courageux, etc.
Les seuls cas de cannibalisme qui me viennent en contexte médiéval-fantastique sont les orcs du seigneur des anneaux qui envisagent de passer des hobbits à la broche, et qui sont disposés à se manger entre eux (série de film de Samuel Jackson, sur Wikipédia). Bien sûr, il convient de ne pas oublier les ogres mangeurs d’enfants — des versions euphémisées d’une divinité de la mort bien plus effrayante.
Bref, tant l’endocannibalisme que l’exocannibalisme pourraient gagner à intégrer les coutumes de civilisations fictionnelles pour leur apporter plus de variété !
Que retenir de tout cela ?
De même que le couteau (biface ou lame taillée plus délicatement) et le feu sont maitrisés avant l’apparition de notre espèce, le cannibalisme existe depuis longtemps. Il n’a jamais été universel (partout, tout le temps, tout le monde), mais quand il a existé, c’était selon les mêmes typologies.
Des cultures guerrières l’ont pratiqué pour célébrer leurs victoires et détruire l’ennemi. Difficile d’imaginer des négociations de paix dans un tel contexte : ces usages rendent les réconciliations complexes me semble-t-il. Il suffit d’imaginer toutes les problématiques de vie en commun après un génocide ou la chute d’un régime qui a pratiqué usuellement à systématiquement la torture et le meurtre d’opposants.
L’endocannibalisme suggère une communauté très soudée, qui réintègre littéralement ses membres en les mangeant. De telles pratiques sont compliquées à articuler avec des sociétés marchandes, et le risque de mourir au loin, donc de ne pas rejoindre les ancêtres.


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