Je suis frappée par une embarrassante tendance à m’ennuyer assez facilement (en lisant un roman, en regardant une série, etc.). Sitôt que l’intrigue est trop prévisible ou contradictoire, je soupire, je décroche ou je regarde directement la fin. Pour contourner ce souci, au moins dans mes propres écrits, je passe beaucoup de temps à chercher des idées et des thématiques que je n’ai pas encore vues et revues. C’est largement l’objet de ce blog.
Il est parfois difficile de trouver un bon angle pour traduire un questionnement en scénario de jeu. L’aspect fondamental du « jeu » restant qu’on s’amuse et qu’on prend plaisir à explorer une situation. Il arrive donc que j’accumule longtemps de la matière, jusqu’à trouver le déclic pour proposer quelque chose d’intéressant et agréable à la fois.
L’article du jour illustre les méthodes de prise de note et de synthèse, et les questions associées, à mi-chemin entre la science (ici archéologique) et la création d’histoire (donc de représentation). Le point de départ est une lecture sur la civilisation des nuraghi, dans la Sardaigne de l’âge du bronze.
- 🔷Un parcours sinueux
- 🔷Que faire de la civilisation des nuraghi?
- 🔷En conclusion ?
Dans des thématiques proches…
Bibliographie en mythologie comparée
Cet article présente des ressources en mythologie comparée et pour mieux comprendre les mythologies contemporaines qui sont très présentes dans la fantasy et la science-fiction.
Lancer un élevage de T-Rex (ou d’autres bestioles) dans un cadre fictionnel
Vous avez toujours voulu créer un univers dans lequel on utilise des tyrannosaures comme monture ? Alors quelques notions de domestication pourraient être utiles pour consolider l’arrière-plan.
Faut-il reboucher les mines naines ?
Une histoire de mine de lignite dérive vers des questions sur la faisabilité des cités minières naines et sur les institutions à même de gérer les conséquences sur le long terme des activités extractives.
De la difficulté de concevoir un environnement technique en science-fiction
Les questions autour de l’adaptation de la chimie et de la production de masse d’énergie offrent des éléments de réflexion pour la création d’écosystèmes économiques dans des cadres fictionnels.
Les références et citations sont tirées de : Dossier. La Sardaigne nuragique. Terre de grands bâtisseurs de l’âge du bronze in Archéologia n°635, octobre 2024, p. 30-45. Pour l’acquérir, vous pouvez aller sur le site de l’éditeur ou découvrir ce site d’une librairie archéologique en ligne (la… « Librairie archéologique », tout simplement).

D’autres références :
- « Île de Pâques. La théorie de l’éco-suicide en question » in Archéologia n°629, p.56-63.
- Critique sur l’ouvrage de Eric H. Cline dans la revue Lecture en 2015.
🔷Un parcours sinueux
■Le constat d’une incompréhension
J’ai beau avoir fait des études en histoire et histoire du droit, j’en suis sortie avec une vision très floue des enjeux en préhistoire, néolithique et âge du bronze. Toutes ces périodes me laissaient un sentiment vague de désintérêt, car je ne percevais pas ce que je pouvais en faire, comment les intégrer dans mon imaginaire, et quelles histoires raconter avec.
En dépit de documentaires avec de belles images de synthèse pour montrer l’allure des grands terrassements de ces périodes, l’image romantique et vagues des ruines de Stonehenge restait dominante, et tout cet ancien temps était mélangé, dans une marmite de migrations et de millénaires, de civilisations nommées d’après leur style de céramique, et l’impression confuse qu’il ne s’y passait rien.
Dans le même temps, ces périodes étaient surinvesties en fictions et imaginaire de type « sword & sorcery » : des âges barbares, archaïques, obscurs, héritiers de révélations perdues lors de la chute de l’Atlantide et renvoyant vers des êtres supérieurs venant d’un autre monde, selon un scénario répétitif (et donc ennuyant selon ma sensibilité). A ce propos, je renvoie les curieux vers le livre de Wiktor Stoczkowski, A la recherche d’une autre Genèse, qui s’y intéresse longuement (plus de détails en article de bibliographie en mythologie comparée, signalé en introduction).
N’ayant pas trouvé d’ouvrage sérieux et synthétique répondant à mes besoins, j’ai utilisé ma méthode habituelle quand je débute dans un domaine et que je ne sais pas comment faire et que j’ai l’impression de ne rien comprendre.
■ Méthode lente de défrichage en veille documentaire
L’approche que j’emploie est efficace, mais ne donne de résultats exploitables que sur un temps long. La lenteur découle pour partie du rythme des recherches en cours (et de leurs publications), et pour une autre de la dispersion inhérente à une documentation transversale visant à collecter « tout ce qui peut servir à créer un monde ».
Le mode d’emploi est simple.
- J’ai plusieurs fichiers de recherche, et lorsque je décide de m’intéresser à un thème, je commence par lui mettre un titre, « démographie » par exemple.
- Puis je complète au fur et à mesure de mes lectures, en rassemblant les données par sous-thèmes, sous-catégories. En utilisant le navigateur de document du traitement de texte (ou le mode plan), j’ai une photographie immédiate des questionnements abordés.
- Je tâche pour chaque ajout de noter la source (comme ce que vous voyez en début de beaucoup de mes articles). J’essaie d’être rigoureuse et de distinguer ce que dit ma source, et mes questionnements, déductions ou réflexions. J’utilise plutôt des styles « encadrés » que des notes de bas de page pour mes commentaires, je trouve ça plus pratique lorsque je procède au besoin à de nouveaux rangements.
Fondamentalement, c’est assez similaire au fait de simplement « lire » sur le sujet, mais l’écrit permet de se protéger de l’effet de l’oubli, voire de redécouvrir de vieilles notes sur le même sujet et constater l’évolution de la science sur le sujet… ou de ma compréhension, d’ailleurs.
Mon critère pour lancer cette procédure de veille documentaire est « est-ce que quelque chose m’interpelle, même si je ne sais pas quoi en faire ?« . Souvent, c’est au bout de plusieurs pages à noter sans savoir où je vais que je finis par avoir le déclic et voir comment je peux utiliser la matière première ainsi accumulée. Les recherches suivantes deviennent alors plus faciles, et j’ai parfois aussi trouvé des références d’ouvrages pour creuser davantage.
Pour procéder de la sorte, il faut accepter de passer par une phase où on ne comprend parfois qu’à peine ses propres notes. On peut aussi avoir le sentiment qu’à coup de 5 lignes écrites sur ci ou ça, on n’arrivera jamais à appréhender le domaine. C’est pourtant le cas, et à force de se coltiner avec sa propre ignorance, on finit par aborder la phase suivante d’apprentissage plus sereinement. Ce sera lent et laborieux, mais ça finira par donner des résultats sur la durée.
■… et donc ça donne quoi pour cette recherche ?
Je suis très loin de m’estimer experte en matière de préhistoire, de néolithique, chalcolithique et d’âge du bronze, mais j’ai le sentiment d’être moins perdue en lisant et de comprendre un peu plus de contenu dans les textes. Mon fichier de travail sur le sujet est une chronologie : je note les éléments qui m’interpellent dans l’ordre. Avec le recul de l’accumulation, je constate que j’y retrouve des échos à des questions d’actualité, comme par exemple :
- Migrations : qui sont les premiers européens ? comment les chasseurs-collecteurs se sont entendus avec les agriculteurs qui s’installaient ? Et avant ça, quid de Néandertal ? Quelle est la part entre invasion violente, épidémie, entente ?
- Environnement : quelles sont les causes des disparitions de la mégafaune de l’âge glaciaire ? Quels sont les premiers cas de surexploitation des terres et que s’est-il passé ? Comment les équilibres se sont-ils formés ?
- Société : quelle hiérarchie ? Quelles inégalités de richesse ? Le passage au néolithique était-il vraiment la pire chose à faire ? (débat sur la place des femmes, la dégradation de la santé et les accumulations de richesse)
📚 Prudence dans l’exploitation ludique de la documentation
Si ces éléments sont intéressants en soi, il n’est pas question d’utiliser la matière brute pour créer des histoires. Pourquoi ? Le jeu de rôle partage des points communs avec l’enseignement. Pour garder l’intérêt de l’apprenant, il faut, entre autre chose, qu’il éprouve un sentiment de découverte et d’autonomie. C’est similaire en jeu pour les joueurs. Et à l’inverse, si un élément du jeu, de la maitrise ou du scénario provoque la perte de ces sentiments, le résultat prévisible est une perte du plaisir de jouer assortie d’émotions d’ennui, de frustration ou d’agacement. Chaque personne est plus ou moins sensible à ces dimensions, de sorte que ce qui « passera » avec A n’ira pas du tout avec B. Des tendances peuvent cependant être dessinées.
• Le risque de perte du sentiment de découverte
Quand le lien est trop évident et omniprésent avec notre monde, on risque de briser la suspension d’incrédulité, et le voyage imaginaire entrepris. Le réel revient brutalement et gâche le plaisir. La création fictionnelle a besoin de respiration, de décalage, de souplesse et d’ambiguïté pour pouvoir s’autoriser à s’approprier le récit.
• Le risque de perte du sentiment d’autonomie
Le jeu est une activité qui a besoin de liberté et de sentiment d’autonomie pour s’épanouir. Concrètement, si un scénario ressemble à une leçon de morale (« ceux-là sont gentils, eux sont méchants« ), il y a le double-risque de démotiver les joueurs (qui ne sont pas venus pour un cours magistral d’éthique) et même de provoquer l’inverse : les joueurs se braquent et font mine d’adopter la position morale opposée, ne serait-ce que pour regagner le sentiment d’être libre.
Pour limiter le risque d’un tel accident, une solution consiste à s’assurer que le scénario laisse aux personnages de véritables choix. En creux, je désigne comme « faux choix » une situation de type « choisir entre la peste et le choléra« . En pratique, c’est une conclusion où on a le « choix » de laisser le méchant odieux A ou le méchant abject B s’en sortir, voire monter sur le trône. Il y a parfois des variantes, de type « tuer votre meilleur ami C qui a toujours été exemplaire, mais dont le sacrifice offre une troisième voie, faisant de vous le troisième méchant abominable à monter sur le trône ». Un choix authentique permet de tenir compte de la complexité d’une situation et d’exprimer une hiérarchie de ses priorités. Qu’est-ce qui compte vraiment pour les personnages ?
Quelles que soient les bonnes intentions lors de la conception d’une histoire, au final, seuls les joueurs décident ce qu’ils retiendront du scénario joué, de même qu’un lecteur détermine ce qui fait sens pour lui dans un roman lu, ou un spectateur à l’issue du visionnage d’un film. En revanche, l’auteur de l’histoire peut décider de laisser assez d’air et de nuance pour permettre ce jugement par les joueurs, lecteurs et spectateur.
🔷Que faire de la civilisation des nuraghi?
■Introduction à l’âge du bronze
L’âge du bronze est une période d’intenses échanges internationaux. Ce métal emblématique est un alliage de cuivre et d’étain, or les gisements des deux sont parfois très éloignés. Il en résulte des routes marchandes reliant l’actuelle Angleterre à Chypre, en passant par la Sardaigne, la Crête, et allant en Égypte, puis en Mésopotamie. On peine à imaginer l’importance des voyages et les richesses insensées accumulées par les élites. On devine tout au plus un petit fragment de tout cela dans les monuments, mégalithes, tombes et palais. La fin de l’âge du bronze est marquée par des changements institutionnels majeurs dans beaucoup de secteurs, et cela se lit en pratique par des modifications d’aménagement du territoire, d’organisation des tombes, des types de sanctuaires, ou des chutes de villes.
Dans le cas de la Sardaigne, le résumé des périodes :
- 1750-1500 (1450) avant notre ère : âge du bronze moyen 2 ; période archaïque, avec un habitat dispersé, des nuraghes à couloir et des « tombes de géant »
- 1450 à 1350 avant notre ère : âge du bronze moyen 3 ; systèmes territoriaux et ouverture au trafic méditerranéen ; nuraghes classiques à tholos et « tombes de géant »
- 1350 à 1200 avant notre ère : âge du bronze récent ; systèmes territoriaux et trafic méditerranéen ; nuraghes classiques à tholos et «tombes de géant »
- 1200 à 850 : période de crise des nuraghi et premiers lieux de culte ; âge du bronze final ; sanctuaires, modèles miniatures de nuraghi, petits bronzes, épées votives ; premiers contacts avec le monde atlantique ; temples à puits, fontaines sacrées, temps à mégaron, rotondes
■ Au fait, que sont les nuraghi ?
« Les nuraghi ont été conçus comme des édifices monumentaux fortifiés, faits pour durer, pour voir et être vus. Ils témoignent d’un grand savoir-faire, d’une civilisation florissante avec des corps de métier spécialisés, une société solidaire et étoffée, disposant de ressources suffisantes pour aller au-delà de besoins quotidiens. »
La densité des nuraghi en Sardaigne suggère une appropriation organisée et progressive du territoire en quelques siècles. Il pourrait y avoir une hiérarchie, et en tous cas, une volonté de relier les communautés. Autours des nuraghi se développent des lieux d’habitat, de production, de consommation et de transformation, ou encore des tombes collectives, tandis que des villages de demeures circulaires, mais sans nuraghes, sont également créés. Une particularité est l’absence de concentration de type urbain, en privilégiant plutôt une gestion rurale.
« On observe une croissance démographique accompagnée d’une surexploitation du potentiel productif entre la fin du XVe et le XIe siècle avant notre ère. »
- XVe à XIVe siècles : « la région était dotée d’une dense couverture végétale caractérisée par une forêt de chênes pérennes (verts et lièges) et caducs (chênes pubescents), et par l’existence non négligeable d’essences d’oliviers sauvages. »
- XIVe à XIIIe siècle : « un accroissement démographique important est constaté ; tous les territoires sont colonisés, y compris les petites îles de la côte, ce qui conduit à la prolifération des nuraghi. »
- XIIIe siècle : « le couvert végétal se réduit considérablement sous le feu d’incendies provoqués pour dégager des clairières où l’on cultive céréales et légumineuses et où l’on peut faire paître le bétail domestique. »
- XIIe et XIe siècle : « dans un écosystème aussi fragile que celui de ce plateau basaltique, l’impact des activités de production humaine a provoqué une dégradation importante de l’environnement et, en raison de la disparition de la forêt, une érosion progressive des sols agricoles. » « La croissance démographique, l’exploitation de l’environnement et la lutte pour le contrôle des ressources déclenchent un processus de crise sociale qui mène à la disparition des modes de construction antérieurs et à l’intensification des rituels religieux. »
■ Ce qu’ont lit (imagine) sur les ruines en jeu de rôle
En lisant ces données sur l’histoire de la civilisation nuragique, vous aurez remarqué qu’on a un changement important lors du passage de l’âge du bronze à l’âge du fer. Les types de bâtiment changent.
Concrètement, si on parlait de civilisations et de ruines en jeu de rôle, on aurait deux types de bâtiments différents sur le même territoire. Comme les érudits dans les cadres médiévaux-fantastiques ne procèdent pas à des datations méthodiques, ils auraient des chances de croire que ces vestiges remontent au même peuple, en fusionnant les légendes et les traces… au risque de raconter un peu n’importe quoi.
L’essentiel des histoires de « reliques » ne tiennent pas vraiment la route. Ce sont des objets qui existent dans les légendes et les mythes, et on plaque ces histoires sur des vestiges qui … sont parfois des faux, fabriqués pour des collectionneurs érudits.
■Effondrement ou évolution ?
En voyant des ruines, le réflexe est d’imaginer le faste d’une civilisation, puis sa ruine (tragique). Une des nombreuses tentatives d’explication du mythe de l’Atlantide propose ainsi de la placer en Sardaigne, dans la civilisation nuragique, évidemment dans une optique de gloire suivie d’un effondrement tragique.
✨La facilité d’imaginer des fables
On imagine facilement des histoires sur la base des ruines. Dans le cas présent par exemple, avec des sanctuaires de sources après érosion des sol, je me demande si le passage à une célébration des sources ne résulte pas de la dégradation de l’environnement causée par une surexploitation des ressources. De là, une fable se raconte toute seule : « ils furent trop nombreux, trop agressifs, trop destructeurs, et quand ils virent que la terre devenait aride, ils cherchèrent refuge dans la religion, sans voir quel était leur tort et comment réparer réellement« . Il n’est pas difficile d’en faire d’autres variantes sur la base de crises environnementales et d’effondrement de civilisation. Aurait-on pour autant raison ?
Pas forcément. Si on regarde l’architecture des temples de source, elle nécessite une grande expertise des maçons, et les statuettes retrouvées dedans sont tout à fait remarquable. Il n’y a pas eu de véritable perte technologique. Il y a bien un changement, mais il n’est sûrement pas aussi caricatural qu’un retour à un heureux obscurantisme païen primitif.
L’âge du bronze est vraiment une période qui concentre les histoires qui paraissent crédibles… mais qui posent des problèmes.
🔍 Le monde s’est-il effondré en -1177 ?
La question de la nature des crises de la fin de l’âge du bronze est un sujet de débat, avec des positions parfois très marquées. Ainsi, Eric H. Cline est un auteur américain, adhérant aux thèses de Jared Diamond sur l’effondrement des civilisations. En bibliographie, plus haut, vous avez un lien vers une recension d’un best-seller de Eric H. Cline. L’ouvrage est écrit « à l’américaine », c’est à dire très romancé, pour capter l’attention. En lisant, on entend presque la musique dramatique de documentaire. Si vous n’êtes pas familier de l’âge du bronze, il a l’intérêt de mettre en valeur nombre de civilisations célèbres (hittite, égyptienne…) et d’insister sur l’importance des échanges entre les souverains qui se marient entre eux, se connaissent autant qu’il est possible. Bref, il met beaucoup l’accent sur une « première mondialisation », une sorte d’âge d’or (pour les élites, car les âges d’or sont toujours évalués du point de vue des membres les plus aisés de la population). La vision de Eric H. Cline a le mérite dramatique d’être facile à transformer en tragédie : chacun s’enrichissait, contractait ou se trahissait, jusqu’à la crise qui provoquait l’effondrement du monde en l’an 1177 précisément.
Je constate bien des changements en Sardaigne (et dans d’autres notes en Corse) lors de la transition de l’âge du bronze à l’âge du fer, mais… à l’origine l’âge du fer servait seulement à désigner l’apparition et la diffusion des technologies à base de fer. Ce n’était pas un marqueur de fin du monde, d’apocalypse, etc. Et sur des périodes anciennes, il ne faut jamais oublier que les sources sont incomplètes. Les écrits ne donnent les témoignages que de ceux qui savaient écrire et qui l’ont fait sur un support qui a eu la chance de traverser le temps. Pour donne une idée du côté hasardeux de la chose : en Mésopotamie, certaines archives bien conservées sont les tablettes d’argile de villes intégralement détruites, parce qu’elles ont brûlé, donc cuit, et sont devenues très résistantes, en plus d’être bien enterrées sous les ruines. C’est certain que si les seules archives qu’on garde sont ceux des victimes de guerre, le portrait qu’on aura d’une époque sera sinistre.
Ce qui me parait important à bien garder à l’esprit ici : un auteur peut être un universitaire formé dans un domaine (ici l’Egypte ancienne pour Eric H. Cline), mais adhérer à des visions de l’histoire qui sont fortement empreinte d’idéologie.
📍Le débat sensible (et très idéologique) sur l’effondrement des civilisations
Jared Diamond a eu un grand succès en développant des thèses touchant à l’histoire globale et consistant, pour autant que je les comprenne, à tenter de déterminer des sortes de recettes, des schémas. Il s’agissait en particulier :
- D’expliquer pourquoi les « grandes civilisations » (terme très problématique pour de nombreuses raisons) existaient, et pourquoi, par exemple, les Papous n’étaient pas devenus l’une d’entre elles. Sommairement, le raisonnement ressemble à une partie de Civilization : si vous avez les bonnes ressources près de votre village de départ, ce sera plus facile de conquérir le monde ; à l’inverse si vous débutez sur un petit territoire, avec plein de village barbares à côté, et en montagne, et sur des cases de jungles, avec en prime un volcan à côté… ce sera plus compliqué de passer l’Antiquité.
- D’expliquer pourquoi les civilisations « meurent » (encore un autre gros problème de terminologie). Son exemple emblématique était l’île de Pâques / Rapa Nui. Pour lui, c’était l’illustration parfaite du suicide d’une civilisation.
En réalité, en ce qui concerne Rapa Nui, la thèse est totalement infondée. Il y a bien eu des changements majeurs de culture sur l’île, et des changements environnementaux, mais rien du désastre « on coupe les arbres jusqu’à leur extinction et on s’effondre en guerre civile« . Actuellement la théorie dominante est plutôt : les responsables de la mort de la forêt de l’île de Pâques sont les rats. Ils auraient lentement mangé les graines, et provoqué le reflux progressif du couvert boisé. En revanche, les humains semblent innocents sur cette affaire (tous les détails dans l’article d’Archéologia cité dans la bibliographie en début d’article).
Cette question des survies de civilisation est débattue avec notre époque en ligne de mire. L’orientation est binaire. En somme, soit la civilisation vit, soit elle meurt, mais on n’imagine mal le changement, l’évolution ou la nuance.
📚Un peu de sous-texte derrière des expressions
Pour ceux qui ne suivent pas trop les débats historiographiques, je tente de résumer les problèmes terminologiques. Les deux expressions entre guillemets sont fortement connotées sur le plan idéologique. Elles s’adossent à une vision du monde, mais pas à des faits historiques ou des données archéologiques.
• Grande civilisation
Si on regarde en creux, l’expression désigne des peuples avec maitrise de l’écrit, et des constructions en pierre qui sont massives, des villes, des routes. En fait, les critères de définition sont sensiblement ceux qui permettent de définir l’empire romain.
Donc le sous-texte, en gros, c’est « notez votre civilisation de 1 à Rome« . Ce qui implique évidemment qu’on souscrive à l’idée que l’empire romain est la civilisation par excellence, ayant atteint la perfection à tous points de vue, et notamment architecturale1. La notion de « grande civilisation » n’a de sens qu’en ayant un système moral absolutiste (il existe un unique « bien ») qui s’adosse à un archétype modèle (ici Rome, mais en Chine, l’échelle pourrait être réadaptée).
• La mort des civilisations
Cette idée est fortement empreinte de l’imagerie autour de la chute de Rome (encore elle), avec tout un narratif autour de la décadence des mœurs. Si on regarde un peu les critiques des conservateurs antiques, on a presque un sentiment de familiarité : les nouvelles mœurs incitent à la mollesse ; l’émancipation des femmes est problématique et elles perdent leur vertu ; ces cultures raffinées de poètes avec des couronnes de roses sont nuisibles au développement d’une force virile authentique ; non aux orgies, oui à la diététique et aux bonnes nuits de sommeil ; non à ces nouveaux riches anciennement esclaves affranchis ; redonnons sa toute puissance au chef de famille qui avait autrefois littéralement droit de vie et de mort sur toute sa maisonnée…
Comme les Romains étaient devenus « faibles » (après environ quatre à cinq siècles d’avertissements moraux de cette odieuse décadence), ils ont en toute logique (mais assez tard) été détruits par des hordes barbares menant une existence fruste, mais valorisant la force guerrière !
Derrière cet imagerie familière de la fin des civilisations, la réalité historique d’une chute, d’une perte, d’une disparition… est nettement plus discutable. D’ailleurs du point de vue du christianisme, la fin de l’empire romain d’Occident n’était qu’un commencement. Les sociétés ont évolué, c’est certain. Mais de manière moins caricaturale que ce qui est décrit, et sans qu’on puisse vraiment parler de « mort ».
🔷En conclusion ?
Les histoires, les fables et les mythes offrent la satisfaction d’une intrigue simple. Les civilisations sont grandes si elles construisent de grands bâtiments en pierre et des tombeaux fastueux. Elles meurent de décadence morale, ou bien d’un suicide collectif de surexploitation des ressources (évolution du mythe de la décadence ?).
Pour les civilisations fictionnelles passées, on peut commencer par les enrichir en admettant que des ruines d’époques et cultures différentes occupent sensiblement les mêmes espaces. Cela invite à repenser les chasse aux trésor, les reliques et les révélations du passé.
Pour les civilisations fictionnelles présentes, ces questions invitent à penser aussi les entre deux. Il n’y a pas seulement des destructions définitives ou des apogées, mais aussi des changements. On délaisse tel bâtiment qui n’a plus de sens dans une nouvelle organisation sociale. Il suffit de passer d’une monarchie à une démocratie (ou une théocratie) pour que les palais inchauffables et en hauteur perdent de leur intérêt. Si on passe à une économie plus sobre (ou moins riche, pour cause de crise des flux commerciaux liés au bronze), les priorités seront différentes. On investit son énergie ailleurs, mais les populations ne disparaissent pas, nombre de compétences demeurent.
Enfin, dans un cadre fictionnel, la hausse incontrôlée de la démographie pourrait être évitée, et de là, beaucoup de problèmes de notre histoire réelle. Il suffit de prévoir l’accès à un mode de contraception d’accès aisé, qu’il soit magique ou naturel (une plante fictive efficace).

- Pour l’anecdote, le sujet est d’actualité, au vu de cette chronique parue sur le Monde (31 janvier 2025 ) : « L’AfD et Trump entendent rassurer leur électorat populaire en vantant l’architecture classique« . ↩︎

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