J’entretiens une relation ambivalente au « feelgood » . J’ai été confrontée à ce genre lorsque j’ai travaillé sur la bible de l’adaptation en jeu de rôle de Draconis, qui s’est avéré un dossier compliqué. Pourtant, voilà bien longtemps, j’avais mené une campagne en « médiéval mignon », avec beaucoup de satisfaction. Les aventuriers étaient tous cuisiniers, et chaque chapitre était l’occasion d’acquérir un ingrédient rare ou une recette secrète.
En matière d’écriture de roman, je souhaite que mes lecteurs se sentent « bien » en me lisant, et surtout « mieux » à la fin du roman qu’au début. Factuellement, j’ai donc une préoccupation quant au bien-être du lecteur. Mais est-ce que j’écris du feelgood (sans le savoir !) pour autant ?
Pour le savoir, encore reste-t-il à établir une définition du genre, laquelle pourra servir aussi bien en roman qu’en jeu de rôle, et sera une base de réflexion pour déterminer la manière de créer des histoires de ce type.
Références évoquées :
- Manga « Gloutons et Dragons » (présentation sur Wikipédia) de Ryōko Kui.
- Manga « Frieren » (présentation sur Wikipédia) écrit par Kanehito Yamada et dessiné par Tsukasa Abe
- Gamme de jeu de rôle « Draconis » (présentation sur le Grog), adaptation de l’œuvre de Chane (son site)
- Bo-reum Hwang, Bienvenue à la librairie Hyunam, éditions Picquier 2022, traduit du coréen 2024
- Gamme de jeu de rôle « Draconis » (présentation sur le Grog), adaptation de l’œuvre de Chane (son site)
Sommaire
📍 Les analyses d’œuvres incluent toujours des éléments de contenus. Les titres vous guident sur le contenu des paragraphes.

🔷 Caractériser des œuvres « feelgood »
Lorsque je cherche à comprendre un genre ou une saveur en général, je commence par m’attarder sur des œuvres qui l’expriment à mes yeux, et je cherche à déterminer ce qui capte mon attention. Au travers des quelques analyses suivantes, vous avez une illustration de cette méthode de travail.
Remarque : j’ai eu d’autres lectures et visionnages, mais je me suis limitée à des éléments pour lesquels j’avais des souvenirs frai.
■ Bienvenue à la librairie Hyunam (roman, 2024)
Bo-reum Hwang, Bienvenue à la librairie Hyunam (traduit 2024)
Fraichement divorcée et se remettant d’un burnout professionnel, une jeune femme ouvre une librairie qui est le centre d’attraction et de rencontres de l’histoire.
Tous les personnages de l’histoire ont été marqués par la course à la performance de la société coréenne : lycéen désabusés, étudiant zélé qui n’a pu trouver d’emploi stable, employée précaire n’ayant jamais pu obtenir la pérennisation de son poste, épouse exaspérée par le jeu social du mariage…
L’intrigue est composée par touches, comme tamponnée de coton flou. L’évocation est flottante, contemplative, un peu engourdie, comme une convalescence.
- Il est possible de mener une bonne vie hors de la lumière du succès éclatant et des attentes épuisantes. Choisir une voie différente de celle tracée est difficile, mais parfois salutaire.
- Le soucis du travail bien fait donne sa dignité à toute activité. Le travail manuel, la régularité et la pleine conscience sont des moyens de vivre au présent, avec ceux qui nous entourent.
- L’écoute et l’attention portée à autrui sont mutuellement bénéfiques ; elles permettent de s’améliorer et de guérir.
- Les livres aident à trouver des réponses à ses questions ; il suffit de chercher des ouvrages qui portent sur les thèmes qui nous préoccupent. Le travail du libraire consiste à comprendre ce dont un client a besoin, et connaitre les livres pour pouvoir les recommander.
- Les très grands succès, en librairie comme au cinéma, sont surtout le fait d’un phénomène de suivisme. Cela vaut la peine de pousser des œuvres différentes, traitant de questions similaires.
Des mots-clefs retenus : librairie ; livre ; rencontre ; humilité ; travaux manuels ; convalescence ; contemplation ; guérison ; s’améliorer ; choisir
■ Frieren (manga, 2020+)
Kanehito Yamada (scénariste), Frieren (publié depuis 2020 au Japon)
La magicienne elfe Frieren revient d’une campagne épique avec ses compagnons d’armes. Ensemble, ils ont défait le roi démon, et le monde peut désormais vivre en paix. Le début de l’histoire est ainsi en réalité une fin ; et inversement, la fin est un commencement.
Le point de départ est explicitement « ce qui se passe après » : il n’y a plus d’ennemis, plus de dangers, plus de défis… L’idée initiale prend le contrepied des épopées, en proposant de poursuivre le voyage une fois que le livre est arrivé à la dernière page célébrant les héros. La « fin » est au sens double, car c’est à la fois celle du grande aventure, mais aussi de la vie de ses compagnons.
Frieren (littéralement « avoir froid ») a des émotions engourdies. Bien qu’elle ait passé dix ans avec ses compagnons, elle n’a jamais vraiment compris qui ils étaient, et en particulièrement l’attachement que l’un d’eux lui portait. Sa quasi-immortalité l’a rendue détachée au point de ne pas vraiment vivre ni comprendre ce qui l’entourait. Elle est passée à côté de sa vie, et le voyage qu’elle entreprend a des allures de pèlerinage nostalgique.
Le passage des saisons et le souci du quotidien (nourriture, cueillettes, baignades, réparations, guérisons de fièvre, etc.) montre le temps passé. L’aventure est majoritairement constituée de petits riens prosaïques, bien plus que de grandes batailles.
L’intrigue n’en progresse pas moins en suggérant de nouvelles menaces sur le monde, et une guerre inextinguible contre le Mal Absolu incarné par les démons, profondément malveillant par nature et sans aucun espoir de rédemption. La part de l’action est croissante (arc dramatique de l’obtention d’un diplôme pour avoir un laisser-passer, batailles contre des démons toujours plus puissants).
Le thème de la convalescence et la richesse d’un quotidien paisible se réduit, au profit d’une campagne épique entrecoupée de contemplation, avec un équilibre délicat à trouver entre surpuissance des personnages millénaires, des grands démons et des quidams. L’enjeu semble être de permettre à des « niveaux 1 » et des « niveau 20+ » de coexister dans la même histoire, et l’exercice n’est pas évident.
Mots-clefs retenus : deuil ; convalescence ; transmission ; contemplation ; continuation ; regret et urgence de vivre au présent ; attachement ; communication ; voyage.
La structure du récit de Frieren
- Revenir des années plus tard pour admirer les étoiles avec ses compagnons déjà très vieux (l’un d’eux meurt).
- Sillonner paisiblement le pays en quête de sorts à collectionner, même (voire surtout) s’ils sont anodins).
- Visiter ses anciens amis, et accepter (difficilement) de prendre une apprentie, qui grandit et devient apte au combat.
- Commencer à regretter ses amis défunts, et décider de leur rendre visite dans le monde des morts.
- … ce qui devient le point de départ d’un nouveau voyage et de l’épopée des jeunes gens qui l’accompagne, tout en accomplissant quelques exploits en passant, et en se réjouissant de la survie de la mémoire des hauts-faits de ses compagnons défunts.
■Gloutons & dragons (2014+)
Ryoko KUI, Gloutons & Dragons (depuis 2014 au Japon)
Une équipe d’aventuriers explore un donjon (véritable monde à lui seul), mais est défait durant une tragique bataille. Ruiné et en deuil, un guerrier décide de remonter une expédition pour ramener sa sœur à la vie.
Les équipiers qui acceptent de l’accompagner sont peu nombreux, et l’absence de fonds rend l’opération très incertaine. Une solution est toutefois trouvée : en mangeant des monstres, il sera possible de survivre jusqu’au fond du donjon, de voyager léger et à peu de frais. Le hasard permet la rencontre d’un survivant de ce donjon, précisément capable de cuisiner les mets les plus improbables et de trouver des ressources vitales partout.
Les chapitres sont organisés autour des plats étonnants, mais néanmoins savoureux, à base de monstres. Cette adaptation, considérée comme répugnante, leur permet de surmonter des obstacles autrement mortels.
Mais à mesure qu’ils s’enfoncent dans les souterrains, ils sont confrontés de plus en plus dangereusement à la violence et à la folie du sorcier qui est le maitre des lieux, puis de découvrir la folie du lion ailé enfermé… Et l’action, sombre, menace de prendre parfois le dessus.
Mots-clefs retenus : deuil ; échec ; s’adapter et changer pour surmonter les difficultés ; étudier ; persévérer
■Bride Stories (2008+)
Kaoru Mori, Bride Stories (depuis 2008 au Japon)
Le récit suit les pérégrinations d’un explorateur ethnologue britannique en Asie centrale au XIXe siècle. Les haltes dans différentes communautés lui donnent l’occasion de découvrir les coutumes, et en particulier celles attenant au mariage.
Chaque groupe ethnique est présenté au travers du regard d’une jeune fille fraichement mariée ou qui se sera bientôt. Il s’agit à chaque fois de montrer la culture du quotidien (la décoration d’intérieur, l’artisanat, la cuisine) sous un jour souriant et fréquemment festif, sans jugement ni critique, peu importe les coutumes.
Un soin particulier est accordé aux illustrations des animaux (domestiques ou sauvages).
Même si l’essentiel des rencontres sont heureuses, on devine, de plus en plus, la menace de la guerre et des expansions territoriales russes, dans le contexte du « grand jeu » opposant les empires. La géopolitique ou la macro-économie demeurent à l’arrière-plan.
Mots-clefs retenus : mariage ; artisanat ; voyage ; ethnologie ; rencontre ; amitié
Beaucoup d’autrices ?
Particulièrement dans le cas du manga, les exemples d’œuvres «feelgood » que je trouve se sont avérés être des œuvres d’autrices. Je manque de données pour dépasser la simple impression. En l’état, il me semble que le feelgood a une dimension « husser » :
- Souci du soin et attention à autrui (famille, amis)
- Mise en avant des petits bonheurs et plaisirs du quotidien
- Humilité (absence d’ambition) des protagonistes
- Investissement dans l’intime (le foyer, la boutique, le campement…)
Pour savoir pourquoi je parle de « husser » (opposé à « waffer »)
🔷Identifier des difficultés du « feelgood »
Ici, on commence à entrer dans le dur du problème. Un roman policier, c’est {une infraction + une enquête + une solution}. Le feelgood me pose plus de difficultés, à la fois pour le qualifier, mais aussi parce qu’il me parait frontalier de genres comme la dystopie ou l’horreur, ce qui à première vue est contre-intuitif.
Une expérience concrète
Lorsque j’ai travaillé sur DRACONIS de 2021 à 2023, j’ai été confrontée à beaucoup de difficultés, bien plus que sur toute autre gamme. Les problèmes découlant du seul feelgood pourraient être ainsi résumés :
- (1) chaque participant avait une sensibilité différente et certains avaient du mal à accepter la validité de la ligne favorisée ;
- (2) l’univers à adapter exprimait, derrière sa joliesse, des injustices violentes criantes, de sorte que la question se posait en permanence de savoir comment être fidèle tout en respectant le cahier des charges de « jeu feelgood », et ne pas tomber dans du « creepy kawaï » ;
- (3) le choix même de la 5e édition comme système de jeu questionnait sur les moyens techniques à envisager pour utiliser une base de jeu tactique dans une orientation pacifiste ;
- (4) les intervenants étaient en difficulté pour articuler ces différentes priorités et concevoir des pistes d’aventures.
Cette expérience m’a amené à me poser beaucoup de questions sur le genre du feelgood et les possibilités de son adaptation en jeu de rôle.
■Définir un genre, un ton, une attitude ?
La définition du genre dépend a priori de l’effet sur le lecteur. Il convient d’être précis sur ce qu’on attend d’une telle histoire, en particulier quand le terme est employé dans un cahier des charges.
Les histoires ne se limitent pas nécessairement à cette seule dimension, et peuvent glisser vers l’aventure, au risque de sortir du feelgood.
• Genre : on se concentre uniquement sur les composantes chimiquement pures
• Ton : on a une présence importante dans l’histoire d’une attitude
• Caractérisation : certains personnages ont un comportement marqué par cette orientation
Le feelgood peut être considéré un regard porté sur le monde plutôt qu’un genre ou une construction type d’histoire, mais cette lecture en fait un « ton » de scène ou une caractérisation de personnages plus qu’un « genre ». Dans cette lecture, les clefs seraient :
- Une attention aux détails agréables (repas, plantes, objets du quotidien, etc.) associé à un soin des descriptions favorisant une immersion douillette.
- Des moments d’introspection contemplative, évoquant presque de la méditation de pleine conscience, avec une tendance à prendre de la distance plutôt qu’à se précipiter, agir, tempêter et être débordé par ses émotions (un « anti-drama » en somme).
- Une orientation vers l‘écoute et la compréhension avant l’action et un décentrement de soi.
En y réfléchissant, c’est l’orientation que j’ai dans In-Existence, et elle est associée à des personnages portés à l’introspection (la Voyageuse, par exemple), ainsi que des moments de calme et de réflexion.
Détour comparatif par Wattpad
A contrario, l’écriture dominante sur Wattpad va plutôt à l’opposé. C’est parfois utile pour définir un sujet de préciser ce qu’il n’est pas. Et en l’espèce, ça nourrit également mon enquête sur cette plateforme :
- très peu de descriptions de lieu (on en est presque au niveau d’un texte écrit pour le théâtre dans beaucoup de récit : mention du lieu, et fini)
- une focalisation interne (narration à la première personne du singulier : « je »)
- un ressenti viscéral sans recul, dans l’émotion brute de l’instant, marqué par de nombreuses expressions typés : « mon cœur battait« , « mon cœur manqua un battement« , « mon estomac se tordait« …
- des dialogues tendus, montant rapidement dans les tours, avec des problèmes de communication et des non-dits
- des personnages vivant des années dans des souffrances ruminées, influant sur toute leur existence, jusqu’au déclic (rencontre) de libération
Pour en savoir plus sur mes investigations…
■Échapper à l’épuisement du thème par son élévation ou par la limitation de la taille ?
Chaque histoire porte un enseignement, un message, qui finit par s’épuiser. Sa répétition à l’identique n’apporte rien de plus. Le feelgood doit être renouvelé dans ce qu’il dit et montre.
Logiquement, il faut arrêter d’exploiter un thème avant son épuisement. Ou alors, il faut le comprendre mieux, l’approfondir et le développer plus amplement. Le genre du feelgood pose alors la question des sens qu’on donne au bonheur et au bien. Les contenus qui manquent parfois au feelgood pour gagner en consistance peuvent être dès lors trouvés dans les ouvrages consacrés au sens de l’existence, c’est-à-dire toute la littérature philosophique et spirituelle.
Dans l’absolu, il ne faudrait pas grand-chose pour glisser d’un roman feelgood à un roman philosophique ou spirituel. Enfin, pas « grand-chose » en quantité de texte à écrire, mais pour la personne qui écrit l’histoire, c’est une autre chose. Le travail est bien plus important, car il faut s’interroger sur le sens qu’on donne à son intrigue (qu’on débutait sûrement un peu pour s’amuser et se faire du bien). Et tout de suite, ce n’est plus du tout la même relation à sa création.
Par conséquent, si le but est juste de se distraire un peu, sans prise de tête, le plus simple est encore d’accepter de mettre un terme à l’intrigue avant que l’élan initial ne soit épuisé.
■La question du mal dans le feelgood
Abordée frontalement, la question est un peu étrange : on est précisément dans des ouvrages où l’on veut se sentir bien ! Alors pourquoi ce retour du mal ? J’étais un peu étonnée aussi, mais en considérant les contenus, j’étais frappée par son importance en creux (et parfois plus que cela).
Les mangas longs doivent proposer régulièrement des rebondissements pour assurer l’intérêt de leur histoire pour le lecteur. Il en découle sur la durée un glissement vers des thématiques sombres plus explicites, qui n’étaient dans un premier temps que très à l’arrière-plan.
Est-ce une bonne chose de créer un cadre de jeu de rôle feelgood ?
Au vu des difficultés de mangakas expérimentées à tenir leur intrigue sans noirceur dans la durée, j’ai l’impression qu’il est sage d’éviter de créer un cadre, c’est à dire véritablement un monde, qui soit « 100% feelgood ».
L’unité dramatique adaptée au feelgood en jeu de rôle est à mon sens le scénario (plus ou moins épais) qui se glisse entre d’autres péripéties. En somme, on alternerait entre un feelgood, une enquête, un donjon… Tout comme on écouterait alternativement musique douce ou animée.
On peut aussi s’interroger sur le système, pour globalement empêcher que les aventuriers ne puissent commettre usuellement des actions anti-feelgood. La question est un peu longue à développer, je la laisse ici de côté.
Les intrigues feelgood fonctionnent surtout avec une focale resserrée sur le quotidien et un petit groupe de personnes. Sitôt que l’angle est élargi, le monde devient plus complexe, et la question du mal se pose.
C’est tout particulièrement le cas quand des personnes très bienveillantes avec leurs proches cautionnent par leurs actes (ou leur passivité) des dynamiques globales délétères voire criminelle. Les frontière entre aisant et malaisant, entre bien et mal, entre souhaitable et insupportable, deviennent alors troubles ; le contenu frôle l’horrifique qui se nourrit des pertes de sens et de repère.
Le genre du feelgood admet des personnalités parfois compliquées, mais les individus considérés admettent leurs failles et tentent, avec le temps, de les corriger. À l’inverse, il n’y a pas de sadiques, ni de narcissiques paranoïaques, pas plus que de psychopathes. Ces profils d’humains qu’on est tenté de traiter de monstrueux sont difficiles à comprendre, et questionnent l’humanité… mais peut-être moins que les individus normaux capables de commettre des crimes dans certaines circonstances, et d’avoir un comportement socialement valorisé dans d’autres.
Le « mal » questionne aussi en matière de « nature », qui est pourtant amplement mise en avant comme lieu de paix et de ressourcement (voire de « reconnexion »). Les prédateurs mangent des proies, et la chance pour l’un est la tragédie pour l’autre. Les relations entre les espèces mêlent de manière fluctuante coopération, parasitisme, prédation, commensalisme, domestication… Le champ d’application du pacifisme est très étroit et artificiel, il ne se maintient qu’en filtrant les informations sur le monde.
Pour fonctionner, le feelgood tend à simplifier le monde en effaçant des facteurs complexes, soit de la réalité elle-même, soit simplement de l’histoire :
- Suppression des personnalités (très) difficiles : dominateurs agressifs, sur la défensive, de mauvaise foi même devant l’évidence de preuves de mensonges ; sadiques et psychopathes.
- Suppression de l’ambivalence de l’empathie : les protagonistes sont soit sensibles à la souffrance humaine (empathie = gentillesse universelle), soit insensibles ; il n’y a pas de bienveillance sélective envers un groupe social (sa propre famille, son clan, sa religion, etc.) assortie d’insensibilité voire de haine pour les autres.
- Suppression de la cruauté et de la violence naturelles : la complexité du vivant, sa diversité et les manières dont il se perpétue sont amplement passées sous silence.
Quand on prend le temps d’y réfléchir, l’étendue des simplifications et des éliminations de complexité nécessaire à un monde feelgood sont perturbantes, et il suffit d’un petit pas de rien du tout pour arriver dans une dystopie cauchemardesque qui se révèle derrière des décors de carton-pâte.
■L’évitement de l’inconnu
Si le feelgood décrit des voyages, ceux-ci se déroulent plutôt dans un cadre rassurant, semi-familier. À l’inverse, il n’y a pas de naufrages, ou de réelles menaces ou de surprise nettement inattendues. On ne voyage pas dans des contrées qui représentent un danger réel, imposant d’être vigilant à tout et de craindre de commettre une erreur.
De même, quand les personnages mènent des études ou apprennent, ils cherchent à se perfectionner sereinement, mais ne sont pas secoués, surpris ou réellement étonnés. Les découvertes approfondissent ce qu’ils savent déjà, elles permettent d’affiner des talents et des compétences connus.
En substance, le feelgood se caractérise par plusieurs absences :
- Absence de peur : rien ne fait peur, n’inquiétude, n’angoisse
- Absence de surprise : rien ne prend au dépourvu, n’oblige à s’adapter rapidement ou à réagir sous stress
- Absence de sciences : le monde est stable et dépourvu d’énigmes ; on élargit son horizon à son rythme, sans rupture de paradigme, sans comprendre qu’on se trompait sur des gens ou des valeurs. Dans un tel monde, il n’y a pas de « sciences » (ni humaine ni naturelle), seulement un apprentissage ou une initiation à ce qui est déjà révélé.
Une autre lecture à l’absence de sciences est possible. Il n’y a pas de recherche, car l’individu ne se confronte pas à ce qu’il ignore, pas plus qu’à ce qui pourrait remettre en question ce qu’il croit savoir. La sérénité est alors offerte par un aveuglement complice : ne pas voir le mal, ne pas écouter le mal, ne pas dire le mal. Il y a une face obscure au feelgood, mais elle n’apparait qu’en examinant sa réalité avec un champ plus large que ce qui constitue le cœur de l’histoire : il s’agit de s’interroger sur ce qui manque, ce qu’on ne fait pas, ce qu’on évite.
En conclusion ?
Il me semble qu’il y a deux essences mal distinguées dans le feelgood. En résumant fortement, je vois deux directions qui vont aux antipodes l’une de l’autre :
- En tant que partie d’un monde, le feelgood tend vers la sagesse. Il adopte un regard contemplatif et méditatif, qui s’intéresse au présent et au monde autour de lui avec humilité.
- Mais lorsqu’il absorbe le monde, le feelgood élimine toute complexité, contradiction, incertitude, inconnu, nuance, ambivalence… pour proposer un bonheur artificiel (au sens où tout est construit). On est alors sur le seuil d’un totalitarisme béat (voir le sens sur le CNRTL)… un chemin motivé par une recherche légitime de bien-être, mais en procédant par élimination des causes d’anxiété, de peur, de malaise, de stress, d’inquiétude…
Dès lors, en réfléchissant à écrire du « feelgood », il faut se demander quelle est son orientation (sens de l’existence ou évitement), et les moyens employés (personnage, scénarios ponctuels, monde).
⁂
Pour une étude exhaustive du genre « feelgood », il faudrait passer en revue bien plus d’ouvrages, reconstituer l’histoire des publications dans le temps long de la littérature (à partir de quand le genre se distingue-t-il ?), examiner les pays d’édition et de diffusion (ce qui est feelgood pour l’un, l’est-il pour les autres ?), s’attarder sur le volet sociologique (qui écrit du feelgood et qui le lit ?)…
En substance, cet article n’est qu’un premier pas d’exploration sur le plan littéraire, mais aussi rôliste. C’est à partir de ces éléments que je peux identifier des briques de construction de scénarios, des schémas typiques, des tables aléatoires pour préparer des personnages, des lieux ou des situations.
⁂
Si vous avez des références (œuvres ou analyses littéraires) relatives au sujet, n’hésitez pas à les signaler ! Ma pile de lecture est épaisse, mais il y a toujours de la place pour ajouter quelques ouvrages !
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A suivre ! ✨


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