Je suis toujours engagée dans une lecture lente assortie de prises de notes volumineuses sur l’ouvrage de Julien d’Huy de 2023. Cela reste un livre universitaire, avec des développements sur la méthode, mais il ouvre des horizons de création en s’intéressant aux évolutions, aux formes des mythes, dans le temps et l’espace.
Comme pour l’article qui s’intéressait à la longue histoire menant jusqu’à Twilight, celui-ci attire l’attention sur des figures mythologiques populaires, que vous avez de bonnes chances d’avoir croisées.
- 🔷La perte de l’immortalité
- 🔷Un peu d’anthropologie
- 🔷Et nos zombies?
- 🔷Détour par la diachronie et le jeu de rôle
Dans des thématiques proches…
Légendes insulaires en Artland et dérives des idées
Au travers de la lecture de brèves d’actualité, la création de contenus en dérives d’associations d’idées.
Bibliographie en mythologie comparée
Cet article présente des ressources en mythologie comparée et pour mieux comprendre les mythologies contemporaines qui sont très présentes dans la fantasy et la science-fiction.
Du mariage avec un dragon à Twilight
Les rôlistes sont familiers des héros sauroctones (tueurs de dragons) pour sauver des princesses. Dans beaucoup de versions anciennes, la demoiselle voulait se marier avec le dragon…
Les références et citations sont tirées de : Julien d’Huy, L’aube des mythes. Quand les premiers Sapiens parlaient de l’Au-delà, éditions La Découverte, collection Sciences sociales du vivant, 2023
Voir aussi: Éric Crubézy, Aux origines des rites funéraires. Voir, cacher, sacraliser, éditions Odile Jacob, 2019

PS : si vous avez envie de plus d’informations, mais pas envie de lire toutes les références, il suffit de me contacter directement. Je suis toujours ravie de discuter documentation !
🔷La perte de l’immortalité
Les développements de cet article sont partis d’un motif codé par Berezkin en H4A :
(H4A) Aujourd’hui, les humains ne sont plus capables de rajeunir ainsi, parce que l’un d’entre eux a été dérangé pendant son rajeunissement ou encore n’a pas été reconnu par sa famille sous son nouvel aspect.
Beaucoup de mythes cherchent à justifier l
« Jadis, l’humanité était immortelle [durant un Âge d’or qui appartient à un temps non daté, non mesurable, non comptabilisable et qui fut celui de l’innocence et du bonheur]. Elle ne con-nait son état actuel qu’à la suite d’un événement fondateur, commémoré dans les mythes. Cet événements n’est pas tant dû à une fêlure originelle présente à l’intérieur de l’Homme qu’à la transgression d’un ordre établi, souvent en lien avec des êtres qui meurent et qui renaissent, comme la Lune ou le Serpent. La mort survient généralement parce que l’Homme est faible, ou l’a été, et, depuis l’événement, les morts le restent, généralement enfermés sous terre. » (D’Huy 2023, p. 152)
Louis-Vincent Thomas (1975, mentionné par D’Huy 2023) propose une distinction de types de mythes :
- Récit jobien : l’être humain est responsable de sa finitude ; ce modèle parait le plus ancien
- Récit œdipien : l’être humain est victime du hasard ou du « destin » ; ce type parait plus récent
■ Le regard mortel
En lisant, j’étais frappée par la récurrence du regard. Plusieurs motifs insistent sur le regard d’un vivant : il condamne le défunt à rester mort, et met en échec ses tentatives pour revenir à la vie. Un aperçu des nombreux mythes qui parlent de ce regard.
- Le regard de Psyché sur son époux de l’Autre Monde
- Izanami, déesse japonaise, vue dans la réalité de sa décomposition
- Eurydice regardée par Orphée (Je n’ai pas fini encore ma lecture de l’ouvrage, et je vois qu’il est question d’Orphée sur les 25 prochaines pages, mais si je continue comme ça, je ne suis pas prête de publier cet article qui patientait déjà depuis la semaine passée !)
- Une mère qui ouvre le linceul de son fils, voit qu’il respire, mais l’empêche de revenir à la vie.
- Une femme-serpent qui meurt chaque nuit, change de peau et revient à la vie à l’abri des regards, mais une grenouille l’empêche et rend l’humanité mortelle.
- Mélusine, femme serpent immortelle et pourvoyeuse de richesses, qui fuit après avoir été vue.
On a aussi une évolution avec le « mauvais œil » (qui a connu un très vif succès), avec deux « mutations » :
- Version initiale : un humain qui prive un mort de la vie en le regardant,
- Version du mauvaise œil : un être surnaturel prive un vivant de la vie en le regardant.
Job
« Jobien » se réfère à Job, célèbre figure de l’Ancien Testament. Je me demande s’il est vraiment approprié de lui associer les récits de fautes, car dans mon souvenir, Job est surtout l’objet d’un pari cruel entre Dieu et le Diable pour savoir si quelqu’un de très pieux et d’exemplaire pourrait garder la foi malgré de nombreux malheurs parfaitement injustes qui s’abattent sur lui.
Œdipe
« Œdipien » renvoie à Œdipe, célèbre figure de la mythologie grecque. Lui et sa famille, les Labdacides de Thèbes, sont intrigants notamment par l’existence de tragédies perdues évoquaient certains personnages de la lignée, et par des marques de couture ou des fragments les évoquant qui paraissent contradictoires. Œdipe a l’honneur d’une entrée dans le dictionnaire critique de mythologie de Le Quellec et Sergent (2017) évoquant les interprétations et leurs critiques. Il y a aussi des données dans l’article « Paquets de relations« , méthode proposée par Lévi-Strauss (1955) :
- si on veut raconter le mythe, on raconte les aventures des protagonistes, une génération après l’autre ;
- si on veut le comprendre, on croise les événements similaires. Par exemple, chez les Labdacides,
- il y a plusieurs personnages dont le nom renvoie à un handicap au pied (deux boiteux, un pied enflé)
- un dragon tué (Kadmos), une sphinx tuée (Œdipe)
- des meurtres en famille (les Spartoi, l’épisode des sept contre Thèbes, Œdipe et son père)
- des rois sans fils, refusant leur fils, orphelins, usurpant le trône, bannis… (Turner, 1969 ; puis Vernant, 1982)
- des relations interdites entre un personnage masculin et féminin (notamment le célèbre inceste d’Œdipe)
Digressions sur les compositions de mythe
J’ai l’impression (avec toutes les réserves possibles) que les Labdacides sont plutôt un ensemble traitant de la royauté (ambiance Trône de fer), cousu à des éléments plus anciens (mythe de l’émergence ?) qui restent et contribuent à sa solennité, mais qui n’étaient peut-être pas compris à la période classique. D’ailleurs, quand les grands auteurs tragiques écrivent sur Œdipe, les monarchies sont déjà très en recul en Grèce et appartiennent à un passé nimbé de légendes (certaines noires d’ailleurs, sur les tyrans et la démocratie). Je me demande si ce n’est pas un peu leur équivalent de notre « médiéval-fantastique ».
🔷Un peu d’anthropologie
Cette histoire de regard a fait écho à une lecture précédente : Éric Crubézy, Aux origines des rites funéraires. Voir, cacher, sacraliser, éditions Odile Jacob, 2019. L’ouvrage est écrit de manière accessible, mais j’avais vraiment du mal à la lecture à savoir ce que je pouvais en faire. Avec le retour par le mythe, cela me parait déjà nettement plus exploitable.
L’auteur procède à une anthropologie comparée des rites funéraires et dégage des invariants qu’il estime être universels, et qui correspondent bien à ce que je comprends de ma lecture des mythes relatifs à la mort :
- Voir le mort : le corps est préparé et montré
- Cacher le corps : la dépouille est cachée dans le tombeau ou analogue
- Sacraliser : le défunt devient un ancêtre, avec parfois des rites dédiés
■ Les deux morts ?
Il y a en quelque sorte deux « morts », l’une relative, et l’autre absolue : le défunt peut revenir à la vie durant la phase entre les deux morts, mais pas après la seconde.
- Chez les Bakango d’Afrique centrale, il existe un mot pour ces défunts intermédiaires ou récents : les mvumbi. L’âme est considérée comme encore présente.
- Chez les Vedda du Skri Lanka, il faut attendre plusieurs jours après que l’esprit a quitté le corps pour appeler le mort un yaka (donc le qualifier effectivement de défunt).
- Un motif présent dans l’est de l’Europe, le nord de l’Asie et les deux Amériques : le défunt revient s’exclame « J’ai bien dormi ! » et quelqu’un lui répond « Non, vous étiez mort »
Si on fait ici un détour par le jeu de rôle et les sorts de résurrection, seuls les « mvumbi » peuvent être ramenés à la vie, ou devenir des revenants. Les très anciens défunts ne sont plus concernés par ces deux destinées.
■ La mort comme lèpre du vivant
« La décomposition d’un corps humain que l’on croit toujours en vie fait penser que la mort s’attaque au vivant. D’où sans doute la hantise de nombreux peuples qui voient dans la mort, à l’instar d’une maladie, une puissance contaminante, une sorte de lèpre du vivant, une source d’agents pathogènes. » (D’Huy, 2023, p. 133).
La mort est une souillure qui risque de contaminer les proches, et même toute la communauté. Il convient donc d’éloigner et faire disparaitre ce danger.
🔷Et nos zombies?
La souillure et le retour des morts font écho à un fond culturel récent. Les fictions mettant en scène des « épidémies zombies » décrivent sensiblement la catastrophe qui adviendrait si les morts revenaient durant la période de « mort intermédiaire ».
■ La mise en échec des rites funéraires dans les fictions contemporaines
Si les épidémies de zombie sont possibles (dans notre imaginaire s’entend), c’est, j’ai l’impression, par l’inefficacité des rites autour de la mort. L’échec des funérailles à éviter le retour des défunts me parait héritière du courant fantastique à la fin du XIXe siècle (Europe de l’Ouest et Amérique du Nord). Il se caractérise notamment par :
- L’absence de fin. Dans un schéma narratif traditionnel complet, on a une situation initiale, puis un événement modificateur, des péripéties, une révélation (climax dramatique), et une situation finale qui résout le problème et revient à la vie normale. Afin d’augmenter l’impact sur le lecteur, les auteurs fantastiques coupent totalement la situation finale, et laissent dans l’ambivalence d’une révélation intermédiaire. C’est typiquement le « ce qui s’est passé est peut-être rationnel ou peut-être surnaturel, on ne sait pas ».
- Fascination pour l’occultisme. Le courant occultiste a une influence puissante et profonde sur toutes les littératures de l’imaginaire de l’époque et du XXe siècle. Il relit les mythes, les réinterprète, et articule les mystères derrière le « Voile » qui recouvre la réalité matérielle prosaïque. Les lecteurs de Lovecraft sont en terrain familier : il a travaillé dans cette veine, en faisant une jonction avec les questionnements scientifiques de son époque.
- Athéisme « Dieu est mort » résume assez bien le nihilisme spirituel qui transparait dans de nombreuses œuvres fantastiques puis d’horreur. Cela transparait surtout par l’inutilité des rites et des prières : les funérailles sont incapables de juguler le retour des zombies ; les tueurs en série immortels sévissent encore et encore ; les démons ne sont jamais vraiment exorcisés et finissent toujours par revenir ; etc. Le sous-texte semble être « les divinités bienveillantes ont abandonné la Terre aux entités malveillantes ». Certaines œuvres font un pas de plus, en partant du principe que la Terre est un enfer (directement ou une simulation, dans les versions orientées vers la science fiction).
- Matérialisme. Il n’y a plus vraiment de personnages doté de foi ou de spiritualité (hormis les exorcistes dans le sous-genre dédié), et l’essentiel des protagonistes se proclament matérialistes, rationalistes, scientifiques, etc. Ils sont insérés dans une société bourgeoise travailleuse et bien payée, voire consumériste… et voués à la mort (ou à la folie), de préférence brutale et cruelle. Ce qu’on peut résumer par les conseils de survie de l’Appel de Cthulhu « Les sceptiques ont toujours tort – habituellement d’une manière atroce, horrible et douloureuse. Soyez crédules«
■ L’épidémie zombie, le retour du peuple souterrain ?
L’épidémie zombie reprend l’idée que la mort menace le vivant et qu’elle est contagieuse, à l’instar d’une maladie.
- La révolte de la mort contre l’immortalité. L’épidémie zombie est le résultat d’une tentative d’atteindre l’immortalité. C’est implicitement le cas quand la crise est provoquée par des recherches pharmaceutiques profanatrices. D’une certaine façon, le zombie, alors même qu’il est profondément contre-nature, parait en même temps être une réaction de la nature.
- Les survivants se terrent. Il y a inversion : la surface appartient aux morts, et les vivants partent dans le monde souterrain – celui du mythe de l’Émergence.
Le mythe de l’Émergence est bien placé pour être la plus ancienne « origine du monde ». Il y a beaucoup à en dire, et vous aurez des éléments dans ma bibliographie de mythologie comparée. En très bref, il s’agit d’une origine du monde dans laquelle toutes les créatures sortent des entrailles de la terre.
🔷Détour par la diachronie et le jeu de rôle
La diachronie peut se rapprocher des études littéraires et du travail d’écriture contemporain. Vous retrouverez ces questions si vous lisez des ouvrages comme : John Truby, L’anatomie du scénario. Cinéma, littérature, séries télé (2010, 2017). Pour l’anecdote, j’ai lu la version de 2010, et il y a environ 120 pages de plus dans celle de 2017, et j’ignore ce qu’il y a de neuf.
En substance, en langage commun, on dirait « problématique » ou « thème de l’histoire », et cela s’applique à toutes les œuvres fictionnelles, incluant les scénarios de jeu de rôle. Avec les méthodes d’écriture (apparemment très standardisées) dans les séries états-uniennes, c’est même souvent visible. Les séries utilisent de manière parfois très visible les « paquets de relations » avec des sous-textes bruyants. Exemple inspiré de visionnages :
Un père est violent + un père est absent + un père est tyrannique = une œuvre sur la filiation avec tous les personnages cherchant à comprendre leur place
J’ai en fait utilisé aussi cette méthode consciemment dans certains scénarios pour construire les personnages.
- Dans Choix de vie (publié dans Esteren : Voyages, 2014), de manière très schématique, il est question d’une mère cherchant son fils enlevé par son ex-époux et vivant désormais dans une secte. Lors d’un climax intermédiaire, il est possible de partir avec ce fils (qui ne le veut pas), mais pas d’emmener une jeune fille (qui le voudrait). Le fils renie sa mère ; la jeune fille voudrait l’adopter (ou être adoptée).
- Dans Une chambre bien rangée (publié dans Esteren : Occultisme, 2017), c’était inconscient sur le premier jet d’écriture en 2012, mais lors des reprises et du bouclage en 2014, c’était plus clair pour moi. Plusieurs éléments étaient ainsi articulés autour de la question de l’innocence et de la culpabilité. Un meurtre est commis, et les personnages oscillent entre ces pôles : l’accusé a l’air du coupable idéal, mais n’a rien fait ; cet innocent est lynché par une foule d’innocents qui ne le sont plus trop, etc.
De même sur In-Existence, j’ai commencé à écrire sans savoir où j’allais, mais au fil des reprises, les thèmes importants devenaient plus clairs, et donc plus aisés à travailler et articuler.
L’étude des mythes permet de trouver du matériau pour enrichir les intrigues et les univers, en ne puisant pas systématiquement aux mêmes sources. Elle porte aussi à recomposer les ingrédients et les faire évoluer volontairement, en fonction du sous-texte que l’on souhaite développer.
Bien sûr, la plupart des lecteurs ne se rendront pas compte de ce travail souterrain (ou sous-marin, si on prend la métaphore de l’iceberg), mais c’est ce qui donne de la profondeur, de la consistance, de la cohérence et donc aussi de la vie aux univers.


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