J’aime feuilleter des ouvrages (en cours ou terminés) pour me faire une idée des thèmes et des questionnements abordés. C’est une manière peut-être de me tenir informée sur l’air du temps, et pour réfléchir sur mon propre travail.
Cet article a été inspiré d’une question que je me suis posé en lisant le prologue d’un roman sur Wattpad. Pourquoi tant de vampires beaux dans la fiction contemporaine ? Bien sûr, on pourrait balayer la question en considérant que les personnages de romances (dark ou non) sont idéalisés, que c’est une question de genre littéraire et qu’il n’y a pas à chercher plus loin. Il me semble au contraire que demander « pourquoi » et « comment » permet d’envisager des pistes dramatiques plus inattendues et spécifiques.
Déclic : mes divagations à partir de lectures (comme peuvent en témoigner plusieurs articles précédents) ne découlent pas totalement des contenus des « déclics », et peuvent s’en éloigner parfois amplement. Je mets le lien pour ceux qui souhaiteraient voir le point de départ et effectuer leur propre cheminement réflexif.
Sommaire
📍 Les analyses d’œuvres incluent toujours des éléments sur leur contenu. Si vous craignez d’être divulgâché, vous pouvez utiliser les titres des paragraphes pour vous faire une idée de leur thème.

📐 Démarches de création par questionnement systématique
Cet article illustre une méthode de travail par questionnement systématique. Il s’agit de prendre le problème dans tous les sens pour le comprendre en profondeur, et bien au-delà de ce qui apparait au premier plan de l’intrigue. Cette démarche permet de consolider un cadre fictionnel sur le plan de la cohérence, mais aussi de le rendre plus personnel, grâce aux réponses uniques de l’auteur, et plus profond, par l’intermédiaire des choix dramatiques conscients et des questions qu’on cherche à aborder au travers.
- Pourquoi… L’idée est de chercher à comprendre les motivations superficielles et profondes.
- Comment… Il s’agir ici de vérifier les modalités de mise en œuvre, et le coût d’une action (social, matériel, spirituel, écologique, économique…).
- A quelle condition... Cette réflexion vise à sortir d’une apparente impossibilité. On est confronté à un un « non » ou à l’idée que cela ne peut pas avoir lieu, mais on cherche les conditions qui créent la possibilité. Et parfois on se rend compte qu’il y a beaucoup de solutions pour rendre possible ce qui ne devait pouvoir l’être !
- Mais encore… Un « mais encore » vise à pousser la logique plus loin et vérifier jusqu’où on peut aller en raisonnant, afin d’identifier des effets pervers ou des conséquences intéressantes. Si ça passait au « 20 heure » comment réagirait la société ? Quelles sont les implications sur le long terme ? Qui soutiendrait, qui s’opposerait ? Pourquoi et comment ?
- Et si au contraire… En procédant à des raisonnements par l’absurde, on repère plus facilement les failles logiques ou les préjugés pris pour des évidences. Si l’événement ou la relation ou le personnage était d’un autre milieu social (ou pays, ou époque, ou planète ou espèce…) est-ce qu’on le percevrait différemment ? On peut aussi décomposer des éléments censés être associés et vérifier s’ils peuvent être indépendants. Peut-on remplacer une composante par une autre qui ne lui est pas normalement associée ?
Pour en savoir plus sur FIM…
🔷 La beauté des vampires ?
Dans les récits du 21e siècle, les vampires apparaissent volontiers idéalisés, d’une extrême beauté, d’une élégance redoutable, d’une puissance funeste et magnétique. S’il existe aussi des variantes horrifiques, l’association entre « vampire » et « séduction » se traduit majoritairement par un physique idéal. Or, les idéaux de beauté sont culturels. Qu’en penser ? En quoi un approfondissement du cadre apportant des réponses à ce mystère peut-il être utile à l’intrigue ?
Chaque réponse donnée à la question de la beauté des vampires implique un état d’esprit, une organisation de leur société et une réaction du monde humain en retour.
■Beauté parfaite, nécessaire ou non ?
En premier lieu, la séduction implique-t-elle nécessairement la beauté ? Une séduction parfaite serait-elle le fait d’une beauté parfaite ? Décrire une peau irréelle, diaphane ou irisée, suffit-il à transmettre au lecteur un sentiment de fascination ?
Dans une fiction, la répétition d’un événement suscitant une émotion vive (joie, surprise, horreur, etc.) suit un schéma prévisible :
- Première occurrence : émotion vive (on sursaute, on rit, on tremble, etc.)
- Deuxième occurrence : soit la répétition va crescendo, soit il y a déjà une érosion
- Troisième occurrence : soit il y a encore une progression en puissance réussie, soit on risque de glisser dans la parodie et la dérision, avec un lecteur (ou spectateur) qui ne prend plus l’intrigue au sérieux
Décrire des protagonistes (plusieurs vampires), tous parfaits, risque d’entrainer une habituation hédonique, une érosion de la vigilance et de l’émotion en lien avec la perfection de leur physique. Fonder la séduction et la fascination sur la beauté me parait fragile sur la durée.
À supposer que l’on prenne le chemin de la beauté, celle-ci est-elle une réalité objective ou subjective ?
■Beauté subjective
La beauté ici est dans l’œil de celui qui regarde. Quelles sont les causes possibles de cette émotion esthétique ?
● Une illusion
La victime croit que le vampire est beau, et correspond à son idéal, mais chaque personne qui regarde le vampire le voit différemment. Cette idée se rapproche du mythe de l’absence de reflet dans un miroir, en le réinterprétant. Il y a surtout une incapacité à voir.
📍 Questions : à quel point le vampire est-il lui-même victime de ses illusions ? Que signifie être incapable de se voir ? Tromper en se trompant soi-même ? Comment choisir un compagnon ? (ou tenter de le faire).
● Une idéalisation
Le sentiment de beauté découle de l’admiration et de l’idéalisation. Le vampire devient beau parce qu’il incarne des valeurs ou des aptitudes que le mortel désire obtenir, et dont il est convaincu qu’elles lui font défaut : assurance, détermination, calme, autorité…
📍 Questions : que voit-on quand on découvre que la qualité était attribuée à tort ? Que la force était en soi, et pas chez l’autre ? Ou que l’on a acquis cette force, davantage que ce que l’autre avait ? Ou que l’autre a en réalité des attitudes problématiques à côté des qualités pour lesquelles il était idéalisé ? Que l’on comprend qu’on aimait, admirait ou craignait un être qui n’était que dans notre esprit ?
■ Beauté objective
Dans cette histoire, dans ce cadre, la beauté des vampires est un fait, une donnée objective. Son corps répond à une forme de perfection. Est-elle le fruit d’une transformation artificielle ou un atout inné ?
● Une perfection artificielle
La transformation vampirique change le corps et fait plus que lui conférer une jeunesse éternelle. Mais est-elle automatique ou découle-t-elle d’un effort d’apprentissage d’une discipline magique ?
⫸ Bonus de charisme automatique et sans contre-indication
Dans la saga Twilight de Stephenie Meyer, les vampires brillent au soleil, une manière un peu facile de traduire une beauté radieuse tout en justifiant l’évitement de la lumière du jour. Par ailleurs, l’accès à l’état de vampire a un effet presque comparable à un filtre photo : des yeux plus éclatants, une peau plus lisse, des cheveux plus brillants… Le vampire est automatiquement une « meilleure version de soi ».
📍Questions :
- Si le vampirisme est peu contraignant (possibilité de ne manger que ponctuellement du sang animal et de sortir le jour), il y a matière à s’interroger sur les effets d’une révélation du vampirisme. Beaucoup de gens seraient prêts à payer pour devenir des vampires, avoir la jeunesse éternelle doublée d’une beauté parfaite et de super pouvoirs. Le futur serait constitué d’un côté d’une société vampirique constituant une élite (avec des gens plus privilégiés que d’autres) et le véritable prolétariat des vivants.
- Et si les humains se voient tous proposer de devenir vampires, comme un stade supérieur d’évolution, un cadeau offert à l’entrée à la majorité, quelles seraient les conséquences ? Quel genre de monde aurions-nous ? Quel équilibre des forces se mettrait en place ? Comment les lois de l’évolution s’exprimeraient-elles ?
- L’application d’un filtre de lissage des traits est-elle toujours efficace ? N’y a-t-il pas un risque d’une transformation qui au contraire fige le visage, à la manière d’un excès de botox ou de lifting ? La beauté parfaite des vampires serait-elle alors uniformisée, plastique, et presque mortuaire ?
Si on parle de bonus de charisme, on peut aussi aborder…
⫸ Une aptitude utilisée consciemment
Monde des Ténèbres : dans la première édition de cette gamme de jeux de rôle de White Wolf, la lignée Tzimisce était capable de modeler la chair et les os. Il est donc imaginable de se rendre « parfait » ou de changer de visage comme de coupe de cheveux (on retrouve le thème de l’absence de reflet, de connaissance de soi).
La transformation esthétique magique fait aussi écho aux méthodes des sorcières de The Witcher créé par Andrzej Sapkowski.
📍Questions :
- Si le changement du corps est possible, qu’est-ce qui le motive ? La beauté sert dans les relations sociales, mais quelle est la société du vampire ? Si tous les vampires sont parfaits, alors être extrêmement beau devient juste banal. Et les critères de beauté dans un contexte pareil ne correspondent pas forcément à ceux du commun des mortels. Si le but est de se distinguer parmi ses pairs déjà extraordinaires, alors on glisse vers l’excentricité rococo ou une surenchère punk.
- Par ailleurs, si les vampires (ou sorciers) ne sont pas absolument surpuissants par rapport aux humains, alors la perfection devient un marqueur dangereux pour les individus. Paradoxalement, dans un tel cas de pression social, la banalité du physique redeviendrait un atout. Un peu comme des poissons rouges mis dans un étang et soumis à une pression de prédation : les individus qui redeviennent d’un brun terne ont plus de chance de survie.
● Une perfection innée
La perfection du vampire est celle de l’humain qu’il était autrefois. Celui qui a créé ce vampire (le « sire » dans le jargon du Monde des Ténèbres) a choisi un « infant » qui est particulièrement séduisant.
Mais la séduction d’une « Grâce » de Rubens (ou d’une « Vénus » de l’ère glaciaire) n’a guère à voir avec une « Twiggy » des années 1960. Dans le même ordre d’idée, on peut tout aussi bien opposer un dandy moustachu nonchalant de la fin du 19e siècle et un sportif bronzé sous stéroïde parfaitement épilé. Sans compter tous les critères de préférence relative aux cheveux, au teint, etc.
📍Questions :
- Un vampire est un être d’une époque passée et suffisamment conservateur pour être resté éternellement ce qu’il fut à un moment. Comment un tel individu pourrait s’intéresser à une nouvelle esthétique qui pourrait peut-être choquer ses anciens canons ?
- Et si un vampire découvre qu’il s’entend bien avec un humain qui ne répond pas aux critères de perfection, doit-il renoncer à avoir un compagnon imparfait ? Doit-il transformer plutôt une personne qu’il n’apprécie pas, mais qui est d’une plastique exceptionnelle ? Doit-il faire appel à la chirurgie esthétique sur humain vivant avant de transformer son compagnon des siècles à venir ?
- Qui d’ailleurs impose ces règles de jugement du physique ? Qui les fait respecter ? Cela vaut-il la peine d’être un vampire si c’est pour être contraint de supporter des gens qu’on n’apprécie qu’à peine au seul prétexte de leur beauté ?
En conclusion ?
Les questions posées sur les cadres fictionnels donnent peut-être à première vue une impression de « troller » ou d’embêter le monde. Je ne compte plus les fois où j’ai entendu « non, mais à poser des questions comme ça » (et toutes sortes de variantes).
Il me semble néanmoins que c’est un moyen de donner plus de solidité et d’identité (je n’ose pas dire « originalité » tant le terme est galvaudé) à la fois à un cadre et à une histoire. J’ai la sensation qu’en passant par des phases de conscientisation et d’explicitation, on rend le monde fictionnel plus surprenant, plus excitant, plus immersif, et en substance : plus vivant.
⁂
Ce détour par les vampires et leur beauté séductrice illustre une méthode de questionnement systématique. En la suivant systématiquement, en arborescence (avec une carte conceptuelle par exemple), on aboutit à un ensemble de choix dramatiques. Une fois qu’on a choisi son camp, on a d’entrée de jeux des dilemmes, des enjeux et des rebondissements dans l’histoire. On a en fait la matière pour plusieurs cadres, intrigues et lignées vampiriques !
D’ailleurs, j’ai commencé à rédiger un archétype technique de vampire pour explorer l’une de ces options ! 🦇
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A suivre ! ✨

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Un modèle pour des vampires féminin de 400 ans ?

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