Notre monde représente, dans la profondeur du passé comme celle du présent, une épaisseur de complexité vertigineuse. Il est impossible de tout maitriser. Aussi, pour créer des cadres fictionnels, j’ai besoin de « modèles », c’est à dire des schémas simplifiés, des procédures, des check-lists.
Pour une civilisation souterraine, je passe ainsi en revue tout ce qui rend la vie possible à de grandes profondeurs. Les réponses que j’apporte à chaque question détermineront les particularités d’un cadre.
L’article de ce jour propose un modèle pour gérer les crises de régime et les révolutions.
Références : il y a beaucoup trop de sources pour cet article ! Ce modèle s’appuie sur mes lectures de la presse d’actualité (Le Monde, Courrier international), de cours d’histoire de l’URSS et sur la Révolution française de 1789, mais aussi les autres crises du XIXe siècle, les institutions d’Ancien Régime, des débats d’experts et de journalistes sur la Cinquième et Arte, ou sur France Culture souvent aussi…
Sommaire
- 🔷 Quelles sont les conditions nécessaires à une révolution ?
- 🔷 Quelques développements supplémentaires à partir du modèle…
- En conclusion ?
📍 Les analyses d’œuvres incluent toujours des éléments sur leur contenu. Si vous craignez d’être divulgâché, vous pouvez utiliser les titres des paragraphes pour vous faire une idée de leur thème.

🔷 Quelles sont les conditions nécessaires à une révolution ?
Révolution est entendu ici au sens de changement de régime brutal, obtenu par la force, qu’elle soit armée, ou se contente de ne pas tenir compte de l’état du droit précédent. On peut être moralement en accord avec le but visé par une révolution (par exemple le coup de force de la proclamation de l’Assemblée Nationale, ou l’abolition des privilèges au cours de l’été 1789) ou franchement opposés aux valeurs promulguées.
« Contestataire » est utilisé pour désigner les opposants à un régime, indépendamment qu’on approuve ou désapprouve leur action.
L’objectif de ce modèle est de s’attacher à la mécanique de la crise de régime, en abordant les stratégies selon la position qu’un groupe a, en tant que détenteur du pouvoir, ou bien en tant que contestataire.
■Quand se produit une révolution ?
J’ai essayé de réduire au minimum les composantes du modèle pour qu’il puisse être manié facilement, fournissant un angle d’approche. Je rassemble ci-après les critères qui m’apparaissent les plus décisifs.
Un aspect essentiel à mon sens est le croisement entre temps long (celui de la maturation et circulation des idées) et temps court (celui de la crise).
● La préparation des contestataires
- Communistes ou fascistes (laïcs ou religieux) disséminent leurs idées tout en restant marginaux (pendant parfois une longue période) et en assurant avoir un modèle de nouvelle société dans laquelle tous les problèmes seront résolus.
- L’adhésion donne un sens à l’existence et est associée à une forte implication émotionnelle.
- Les groupes ou partis qui ont vu leurs efforts récompensés par un changement de régime me paraissent avoir plutôt une organisation hiérarchique forte, avec une grande discipline et coordination des militants ; ils sont parfois comparables à une armée.
Dans le cas de la Révolution française (1789-1799), les penseurs des Lumières avaient préparé le terrain avec des modèles politiques : l’idée de contrat social, de séparation des pouvoirs, etc. Les conservateurs arrivés au pouvoir avec Donald Trump avaient, au travers de l’Heritage Fondation préparé leur Projet 2025 qui listait leurs intentions. Dans le cas des bolchéviks de 1917, ils avaient les écrits de Karl Marx, mais aussi toute la réflexion préparatoire de Lénine.
● Une crise économique
Le régime en place est confronté à une crise économique qu’il ne parvient pas à gérer (incompétence ou cas de force majeure, peu importe), tandis que des partis révolutionnaires promettent qu’ils sont prêts à agir et constituent une alternative crédible.
⫸ L’importance du programme économique et social
Je ne connais aucune révolution menée uniquement et prioritairement pour libérer des prisonniers politiques, obtenir la fin des persécutions de minorités religieuses ou les droits des femmes. En revanche, des changements sociaux et politiques majeurs (Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen) peuvent s’engouffrer en même temps qu’une tentative de résolution de crise économique. En arrivant au pouvoir, les contestataires changent le régime (équilibre des droits et devoirs, organisation des institutions en fonction de leurs priorités).
En l’absence programme politique prêt avant la crise, la révolte me parait se limiter à des émeutes, des jacqueries, avec risque d’une reprise en main de l’ordre établi sans changement de fond.
Je propose comme élément central du modèle l’importance d’un programme comprenant un volet économique et social. C’est le contenu de celui-ci qui est le motif déterminant de l’adhésion de la population au changement de régime.
■Comment éviter une révolution ?
En utilisant le modèle, je décline ici une boite à outils pour un régime cherchant à se maintenir face à des tentatives de déstabilisation (ou la crainte qu’elles puissent exister).
- Empêcher l’apparition et la diffusion d’idées contestataires : c’est le rôle de la censure, tant dans le système éducatif que dans la presse. On empêche les idéologues de produire des contre-propositions structurées, et on interdit leur diffusion. Si la population ignore leur existence, elle ne soutiendra pas un changement de régime.
- Réduire le mécontentement populaire : si la population dans son ensemble ignore qu’il y a une crise économique, chaque individu peut se croire victime isolée d’un malheur. Pour y parvenir on peut user de propagande frontale (fausses informations), de censures des données alarmantes, et de grandes déclarations mettant en avant les succès. Des mesures symboliques (déchoir un politique corrompu célèbre par exemple) peuvent également être utilisées. Des mesures clientélistes sont souvent mises en œuvre à destination de populations particulières, comme les retraités par exemple.
- Empêcher l’organisation des militants : on interdira les associations, les syndicats, les réunions, le financement des mouvements contestataires. On surveillera les déplacements et les communications.
- Éteindre toute étincelle : il faut immédiatement mettre fin à tout début de manifestation, de protestation, de marche, de grève. Quand elles commencent, il n’y a aucune garantie de maitriser la suite des événements.
- Une gestion de crise par désignation des coupables : le pouvoir accuse des boucs-émissaires (migrants, juifs, sorcières, occidentaux, communistes, etc.) de l’essentiel des problèmes économiques et sociaux. Les problèmes sont donc moins dus à l’incompétence du gouvernement qu’à un complot. Dès lors, pour agir, il suffit d’interdire, arrêter, persécuter, etc.
■À l’inverse, comment favoriser une révolution ?
Et maintenant la boite à outils pour les mouvements révolutionnaires…
- Avoir un programme : les contestataires doivent disposer d’un programme, c’est-à-dire d’un plan d’action. Plus il est développé, et plus vite ils pourront agir. Le programme doit comporter un volet économique et social ; il constitue un projet de société.
- Avoir un réseau de communication : les militants doivent pouvoir se coordonner efficacement et s’adapter rapidement.
- Stratégie d’action : chaque cellule militante doit être capable d’agir dans le cadre de la stratégie globale.
- Décrédibiliser le gouvernement : tout ce qui montre l’incompétence et l’impuissance du gouvernement à résoudre la crise économique en cours est utilisé.
- Mobiliser les militants par l’indignation : les faits divers choquants entrainent une forte réaction émotionnelle qui peut favoriser l’adhésion durable de militants, en même temps que le soutien populaire (mais ce dernier dure moins longtemps).
- Sensibiliser la population : il faut se faire connaitre, prêcher, convaincre, persuader… Il s’agit notamment d’éviter que des boucs-émissaires soient utilisés avec succès. Les solutions des contestataires doivent être connues, au moins sommairement, et suffisamment (slogans) pour une adhésion à la fois de militants, de sympathisants et d’indécis favorables.
- Avoir un plan face à la répression : si le gouvernement refuse de céder, il faut une stratégie. La lutte pacifique fonctionne dans certains cas (apartheid en Afrique du Sud, indépendance de l’Inde…) ; elle présente l’intérêt de permettre un changement institutionnel pacifique et une réconciliation des anciens adversaires. En revanche, face à une autorité sanguinaire, seule la lutte armée a une petite chance de porter, au risque d’une radicalisation des militants (Syrie, à partir de 2011). Il y a aussi des cas intermédiaires, alliant lutte armée et négociations secrètes.
🔷 Quelques développements supplémentaires à partir du modèle…
■Comment rater une révolution ?
Le taux d’échec des révolutionnaires et contestataires divers au cours de l’Histoire me parait élevé. En déclinant le modèle proposé, on obtient une boite à outils pour avoir de beaux échecs tragiques.
- Absence de programme : les contestataires sont « contre » certaines choses, mais ne proposent rien de concrets, ou leur ligne d’action est minimaliste, floue, confuse, en proie à des contradictions ou des querelles internes idéologiques incompréhensibles pour la majorité de la population.
- Absence de ligne économique et sociale : le programme existe peut-être, mais n’a pas de volet économique et social mobilisateur. Voire, pire : les mesures proposées sont effrayantes pour la majorité de la population (effet repoussoir).
- Absence de coordination : les sympathisants n’ont pas les moyens de devenir militants ; tout est vague, flou, compliqué.
- Absence de communication : la population n’a pas connaissance de l’existence des contestataires, ni de leurs intentions, ni du monde meilleur qu’ils promettent.
- Traqués : le gouvernement a réussi sa stratégie de communication désignant des coupables de la crise économique qu’il ne parvient pas à gérer. Les contestataires sont considérés avec crainte ou défiance par beaucoup de gens. Il devient plus compliqué de faire passer son message.
- Stratégie du pire : les contestataires (diffamés par le gouvernement ou de par leurs propres actions) paraissent pires (plus effrayants, plus incompétents, plus corrompus…) que le gouvernement en place aux yeux de la population.
■La démocratie comme révolution pacifique permanente ?
En déroulant le modèle des révolutions, je me suis demandé comment aborder la démocratie et ses caractéristiques. Elle ne m’a pas souvent servi en jeu de rôle, les monarchies et les dystopies dominant largement, mais en la décrivant d’une manière concise et maniable, il est possiblement plus simple d’envisager sa mise en scène dans des crises de régime.
● La priorité pour la vie privée
L’un des postulats de mon modèle peut être résumé ainsi : Tant qu’un régime politique permet de mener sa vie privée de manière acceptable (facteur économique et social), il peut être une monarchie, un oligarchie, une république ou un régime totalitaire appuyé (ou au moins accepté) par une majorité de la population.
● L’impossible contestation dans un régime autoritaire
Dans un régime autoritaire, toute contestation met en péril l’intégrité du l’État. Sa force est rigide, et il ne peut pas se permettre de plier, au risque de paraitre faible. Or cette image de faiblesse peut aiguiser les appétits d’autres régimes similaires, mais également le désir de justice de tous ceux qui ont été opprimés : les contestataires empêchés de s’exprimer, tout comme les boucs-émissaires utilisés pour faire oublier les problèmes économiques.
● L’importance passée des instances consultatives et de débat
Un régime non-démocratique (monarchique ou tribal) peut inclure des institutions et des procédures visant à tenir compte des contestations. Les États généraux, sous l’Ancien Régime, ont provoqué la chute de la monarchie absolue, mais avant cela, avaient permis de traverser des crises graves par la négociation. Dans le même ordre d’idée, des procédures visant la prise de décision consensuelle au terme de palabres, favorisent l’adhésion de la population à la décision prise pour répondre à une crise.
● Les spécificités de la démocratie adossée à un état de droit
Une démocratie sans état de droit (une démocratie illibérale par exemple) se rapproche des régimes autoritaires par son incapacité à intégrer les contestations lors de crises. Il en résulte une grande rigidité, avec une combinaison de répression et de désignation de boucs-émissaires.
À l’inverse, un état de droit démocratique est conçu pour exprimer la contestation sans mise en péril de l’État (entité souveraine et régime politique). Il me semble même que c’est un élément essentiel pour caractériser ce régime, et cela bien plus même que le vote qui lui donne son nom. La contestation pacifique passe par :
- Justice : des décisions de justice peuvent condamner L’État et reconnaitre des fautes de l’administration
- Vérité : la presse comme les lanceurs d’alerte (associations, individus,…) font connaitre les anomalies qui doivent être résolues
- Savoir : la formation (scolaire, universitaire, au cours de la vie…), l’édition et les médias contribuent à l’accès du plus grand nombre à des connaissances fondées sur des faits et un débat scientifique
- Débat : la connaissance de la situation dans la société permet la discussion sur les meilleurs moyens de résoudre les problèmes
Tandis qu’un régime autoritaire craint constamment sa chute, la démocratie libérale (c’est plus court que « respectant l’état de droit ») se maintien en dépit du changement des partis au pouvoir ; chacun défend une priorisation de valeurs. D’une élection à l’autre, la continuité est assurée :
- La structure de l’État reste la même (institutions, règles, lois, hiérarchie des normes, recours judiciaires, etc.).
- Les décisions importantes (traités notamment) sont respectées par le nouveau gouvernement dans un esprit de continuité.
- Les fonctionnaires travaillent au service du public, dans le respect des valeurs de l’État, précisées dans le bloc de constitutionnalité (Constitution et autres références fondamentales à respecter, comme les conventions de droits humains par exemple). Ils respectent les instructions du gouvernement, mais seulement tant qu’elles restent légales.
Les contestataires doivent proposer un projet de société (une visions économique et social) dans les limites du régime (respect notamment de la Constitution). L’état des votes, en particulier en cas de scrutin proportionnel, est censé représenter les attentes de la population, ses priorités sur la base des programmes. Dans cette lecture, tous les votes exprimés (quel que soit le parti) ont la même légitimité.
Le système électoral démocratique est en revanche en difficulté quand :
- Des partis hostiles à la Constitution participent aux élections. Leur objectif n’est pas le consensus dans le respect des aspirations de la population, mais le changement de régime. Dès lors, ils ont intérêt à augmenter leur visibilité tout en accusant le gouvernement d’incompétence en matière économique et sociale. Leur action relève du travail de sape, voire de la manipulation.
- Les programmes économiques et sociaux proposés par les partis ne sont pas sérieux, et ne peuvent dès lors pas être mis en œuvre avec succès. Ou alors, s’ils étaient applicables, ils ne sont pas mis en œuvre. Une élection gagnée sur la base d’un programme inapplicable ne peut engendrer que de grandes déceptions, et nourrir le sentiment que le gouvernement est incompétent (ou juste globalement impuissant). C’est-à-dire nourrir un mécontentement favorisant l’émergence d’une crise de régime. Dès lors une victoire électorale à court terme peut avoir des conséquences délétères à une échéance plus importante.
En conclusion ?
Ce modèle « révolutions & répressions » vise avant tout à avoir une boite à outils pour les périodes de crises en cadre fictionnel.
- On peut ainsi imaginer que les PJ sont du côté d’une révolution, mais constatent qu’elle est mal organisée, et qu’il faut rectifier le tir.
- A l’inverse, les PJ peuvent être du côté du pouvoir en place, et chercher à éviter une dégradation de la situation, en maniant la répression, ou en incitant à des réformes menées prudemment (les périodes de réformes après une phase très autoritaire sont dangereuses).
Manier des notions en jeu de rôle, dans un cadre nécessairement plus simple, permet aussi d’aborder la complexité de notre réalité avec un regard plus distancié, et façonner, ajuster, compléter ses propres modèles et réflexions.
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A suivre ! ✨


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