Je travaille beaucoup avec des dés et des tables aléatoires, qu’il s’agisse de jeu de rôle ou d’écriture de roman. Cette approche m’aide à ne pas avoir d’état d’âme quand le tirage me donne un personnage « cliché », et réduit le risque de me répéter. Vu comme ça, c’est parfait! La méthode parfaite !
Et pourtant, l’utilisation de l’aléatoire peut avoir des effets secondaires. En très bref, pour l’introduction :
- on peut avoir l’impression d’avoir tout d’un coup « trop » de personnages féminins,
- … ou bien qu’une entreprise est vraiment bizarre à avoir uniquement des cadres de sexe masculin alors que l’univers est égalitaire.
Ces « anomalies » (qui n’en sont pas d’un point de vue statistique) découlent directement de la loi des petits nombres, et la propension de l’esprit humain à donner du sens à chaque élément saillant nourrit le sentiment d’étrangeté. Paradoxalement, un vrai hasard peut paraitre moins aléatoire qu’une répartition biaisée… et le besoin de donner du sens aboutit à des surinterprétations vaines… Y compris dans un cadre fictionnel !
Sommaire
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📝Journal d’écriture
■ Incipit et excipit ?
In-Existence est un ensemble très atypique en termes de signage et de structure (ses quatre séries autonomes, mais comportant des liens évidents). La complexité de l’ensemble implique de procéder avec méthode, en découpant les problèmes, notamment pour les reprises de texte. Je mène ainsi une réflexion sur mes incipits et excipits, donc mes « débuts » et « fin » de volume. Mes objectifs :
- Que l’incipit fonctionne bien : on entre facilement dans le récit, on comprend bien les enjeux ; on n’a pas de problème à se rappeler où on en était si on a fait une pause de lecture entre les deux. Je veux poser efficacement les éléments de tension, les nouveautés du volume qui s’ouvre et permettre au lecteur de renouer le lien avec les personnages.
- Qu’ils se répondent : le début ouvre des arcs, la fin en ferme (et en ouvre d’autres jusqu’à la fin-finale), et donc plus de satisfaction de lecture.
- Qu’il y ait une unité : chaque volume a son unité dramatique clairement lisible et ses enjeux ; on a un intérêt à chaque étape, bref, plus de satisfaction à la lecture là aussi.
Pour A1 et A3, j’ai l’impression qu’on a des unités efficaces. En revanche, A2 me parait avec le recul un peu faible au démarrage. Ce n’est pas étonnant, dans le sens où la césure A1-A2 a été décidée en fonction de « donner une bonne fin à A1 », mais ça ne fait pas pour autant un « bon début » à A2.
Sur B1, je pense qu’il y a matière à améliorer la réponse incipit/excipit. Un affinage de la fin permettrait aussi de renforcer l’autonomie de l’ouvrage, ce qui est un véritable enjeu dans une construction massive comme In-Existence : il ne faut pas être « obligé » d’avoir lu cinq romans pour apprécier !
■ Où en est ce casse-tête de « D » ?
Le « casse-tête » est un peu moins infernal que précédemment, et je commence à être presque à l’aise avec les nouveaux personnages. Je souhaitais des profils différents des autres, et me renouveler, également dans le ton général. Le casting est donc :
- Jul, fugueuse au totem de mulot, qui s’est découvert à l’arrache une vocation de journaliste
- Mel Malchaï, ex-femme fatale de films noirs, poursuivie entre autres par des tueurs suite à un chantage de trop (mais c’était la faute de l’Araignée !)
- Nelson Ross, beau-père malaimé de Jul, et flic corrompu mis en difficulté par une enquête en cours
- Pépin Tadacs, secrétaire en arrangement du « Corbeau », maitre des arcanes de la politique de Demigo
- Émilie Voss, nièce de l’actuelle mairesse de Demigo et travaillant pour elle, et dont on pourrait résumer le statut par « c’est compliqué » (à tous les points de vue)
Une des difficultés spécifiques de « D » est de présenter une intrigue largement (essentiellement même) sans aucun surnaturel. Nous sommes dans un climat qu’on pourrait qualifier de « pré-apocalyptique », mais dont les protagonistes n’ont pas conscience au début. Une comparaison pourrait être faite avec « Trône de fer », et les intrigues de palais à Kingslanding… si ce n’est que le ton est nettement plus léger. Il y a même quelques codes de la « office romance » !
■ Pendant ce temps, dans les profondeurs de Wattpad…
Entendez-vous ces grillons qui chantent dans la quiétude du soir d’été ? Eh bien, c’est un peu ça. Je viens de vérifier pour la rédaction de cet article, et j’arrive quand même à 436 vues. Le volume A1 est disponible à la lecture. Je pense poster A2 quand j’aurais tranché sur mes questionnements existentiels « incipit/excipit ».
■ Pendant ce temps, dans les profondeurs d’Inkitt…
L’interface reste plus confortable, mais je suis indéniablement dans les tréfonds des abysses avec 14 vues pour C1. Je n’ai pas été zélée sur la programmation des publications d’articles, il n’y a donc pas à s’étonner.
■ Visite de Cocyclic
Cocyclic est un forum à l’ancienne, qui date au moins de 2007 (d’où un côté labyrinthe). Il est adossé à une association et est organisé selon de nombreuses règles. Ce cadre n’est pas dénué d’intérêt (ni d’occasions d’échanges), mais on est aux antipodes du chaos des retours sauvages sur les grandes plateformes. Si vous cherchez un environnement structuré pour être encouragé et accompagné par des relecteurs expérimentés, cela peut représenter une bonne expérience.
- La présentation est obligatoire et préalable à tout post.
- « Challenge premier jet » : vous pouvez présenter votre roman en cours d’écriture, avec chaque semaine 2 extraits de 4000 signes espaces compris maximum. Il est interdit de donner des avis ou des critiques à l’auteur. Cette section est consacrée aux encouragements. L’objectif est en effet de ne pas décourager les débutants et ceux qui ne se sentent pas sûrs d’eux. On ne présente qu’un livre à la fois (et dans le cas d’une série, un seul volume).
- « Papyrus » : vous pouvez présenter des extraits de 15000 signes espaces compris pour obtenir des retours détaillés selon un format structuré. Les relectures (appelées « Bêta-lecture »/ »BL ») ne doivent pas comporter de reformulation ou d’opinions, et toujours exprimer la bienveillance et le tact. Il est explicitement requis de ne formuler de retours que pour des textes que l’on aime.
- Accès supérieurs : il faut un temps d’ancienneté sur le forum, ainsi qu’un certain nombre de « BL » de « papyrus » validées par l’équipe de modération-administration pour être autorisé à avoir accès à des sections qui comprennent : l’écriture de synopsis, les débats sur la structure des ouvrages, et les « BL » sur livre entier.
- Obtenir une BL sur son ouvrage entier implique d’avoir au moins entamé un tel exercice sur un autre texte. Les recommandations à ce propos insistent beaucoup sur la relation de confiance entre auteur et BL.
La logique de l’organisation est compréhensible. Il s’agit de tenir compte de la sensibilité ou du syndrome de l’imposteur, et de respecter le travail de l’auteur, toujours décisionnaire sur son texte.
Qu’est-ce que j’en retiens pour moi ? L’organisation est adaptée à l’accompagnement d’ouvrages de max 1 million de signes (ils sont qualifiés de « mammouths »). Les cas à 1,5 millions de signes pour une série complète (en l’occurrence une trilogie vraisemblablement) sont considérés comme extrêmement rares. Or, j’ai déjà 2.3 millions de signes sur la seule série « A » et elle n’est pas achevée. En outre, je travaille sur quatre séries en parallèle. Je suis complètement hors des clous. Au point que je ne peux pas décemment espérer avoir de retours même en faisant tout le parcours avec zèle… Je pourrais tout au plus avoir un regard sur des chapitres ciblés, en « papyrus ». Le forum présente donc plutôt l’intérêt pour moi de lire des débats et des retours d’expérience, incluant des auteurs et autrices publiées.
🔷 La loi des petits nombres
J’ai découvert la loi des petits nombres dans l’ouvrage de Daniel Kahneman, Système 1, Système 2 – Les deux vitesses de la pensée, Flammarion 2012, au chapitre 10. Le livre est consacré aux biais cognitifs et présente un modèle explicatif global (deux vitesses de la pensée). Il est riche en présentations vivantes de biais et de problèmes logiques. Il est épais, l’auteur a un style très accessible. A l’époque je l’avais intégralement lu durant mes trajets en bus et métro. Vu la taille, on devine que j’y ai passé beaucoup de temps.
En très bref, la loi des petits nombres : quand un échantillon est petit, on peut y trouver facilement des valeurs très élevées ou très basses.
Si par exemple on a des écoles de petites tailles, elles peuvent présenter des anomalies du genre « beaucoup de bons élèves » ou « beaucoup de mauvais élèves ». Or ces données sont ensuite interprétées pour prendre des décisions politiques, et par exemple décider qu’il faut créer de petites écoles, ou des grandes. Le drame, c’est que la décision politique en question, malgré toutes ses bonnes intentions, est seulement fondée sur les propriétés des tirages aléatoires en petits nombre.
Ce problème s’articule avec le besoin fondamental de donner du sens à l’étrange, à l’inattendu. Il en découle des conclusions et des interprétations infondées. On attribue par exemple au génie d’un dirigeant un résultat uniquement dû à la chance. On peut aussi croire à une intention cachée, un sens, un motif, une règle… alors qu’il n’y a là que du hasard.
🔷 Le « problème » dans In-Existence
Le Regenland est un cadre égalitaire au point où personne ne se pose même la question de « une femme est cheffe de gang, qu’est-ce qui s’est passé ?« . J’ai décidé d’évacuer tout ce qui était politique d’inclusivité ou de quota puisqu’on ne met en place de règles que si on voit un problème.
Dès lors, pour décider comment est composé un groupe de policiers, ou de truands, ou d’employés de bureau, je sors mes d6 : pair pour les femmes, impair pour les hommes ; les petits nombres pour les « relativement jeunes », puis » âge moyen » puis « âgé par rapport au milieu ».
Tous les rôlistes le savent : quand on lance des dés, on tombe parfois sur uniquement des résultats pairs, ou impairs, ou petits, ou grands… ou majoritairement dans une tendance. C’est « normal ».
Mais quand ensuite on traduit le résulta en personnage, celui-ci devient porteur de sens, de message, d’histoires… Et je me suis retrouvée au fil de mes tirages à « voir » des bizarreries et me demander si elles ne provoqueraient pas des interrogations.
- « Tiens, mais chez les Spinelli, y a que des femmes ou quoi ? » En fait, non, mais dans la « vraie vie », plus de 90% du personnel criminel est masculin. Donc avoir même 50% de femmes, ça fait quelque chose en décrivant la scène. Et en prime, des fois, sur de petits groupes, ce sont les deux tiers, ou les trois quarts. Résultat : l’impression peut être « voilà un gang dominé par les femmes« .
- « Chez LastôrEnt, tous les cadres sont des hommes et les secrétaires sont des femmes ! » Un pur hasard à nouveau. Mais comme il ressemble à un schéma qu’on connait, ça donne tout de suite l’impression qu’il y a de la discrimination à l’embauche, ou un plafond de verre !
La question du sens qu’on donne au hasard irrigue revient ailleurs, et pas seulement sur les compositions de groupes. L’homosexualité de Geremie Spinelli vient d’un tirage aux dés, tout comme la beauté angélique de son frère Lorenz. Ces caractéristiques sont ensuite intégrées au coeur de la trame dramatique, au moins d’être difficiles à ôter sans nuire à l’ensemble. Dès lors, on peut croire qu’il y a eu initialement une intention consciente. Alors que non ! Le schéma a été :
- tirage aléatoire de caractéristiques
- puis intégration de ces caractéristiques dans l’histoire (autres éléments du personnages) du point de vue du personnage
- puis développement les réactions des tiers (autres personnages) sur la base du personnages complet
On a donc bien à un moment une intervention de ma part, pour mettre en relation les traits, les événements, les tirages. Je ne suis pas totalement absente de mes écrits, ouf ! Mon intention arrive dans le traitement du fait, mais pas nécessairement l’existence de celui-ci.
En conclusion ?
Ce qui reste troublant pour moi, c’est que je suis bien placée pour savoir que je lance des dés, que je les fais bien rouler… et malgré ça, quand je regarde le tableau d’ensemble d’une scène, d’un lieu, je me dis « quand même, c’est vraiment le hasard ?« . Le biais de la loi des petits nombres et la tendance à interpréter sont si puissants que je m’étonne à chaque fois, et que j’ai toujours des scrupules en me disant « d’accord, moi je sais que c’est le hasard, mais mon lecteur, lui, pourra-t-il le croire ? »
Et parfois je me dis en voyant le résultat : « le hasard est vraiment cliché! à quoi il pense ? » 😂
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