Cet article s’inscrit dans la série visant à comprendre les structures de voyages dans le temps pour créer de nouvelles histoires.
L’intertextualité n’est à première vue pas un « voyage dans le temps », mais elle en présente plusieurs caractéristiques :
- on part d’une version du passé (écrite)
- on modifie ce passé par le changement de la subjectivité du lecteur au travers d’une nouvelle version
On peut aussi utiliser une mécanique d’intertextualité complétive, avec insertion, en jeu.
📖Quelques articles sur des questions de création
Références : les articles sur le temps mêlent des synthèses issues de toutes mes lectures et visionnages de fiction, entremêlées d’analyses et de propositions pour donner plus de consistance à certains modèles qui me paraissaient peu convaincants. Ci-après les œuvres principales citées.
- Les dix petits nègres par Agatha Christie (1939)
- La vérité sur « Ils étaient dix » par Pierre Bayard (2019)
- 1984 par George Orwell (1949)
- Julia, par Sandra Newman (2024)
- Les aventures de Huckleberry Finn par Marc Twain (1884)
- James, par Percival Everett (trad 2025)
- Les trois mousquetaires, par Alexandre Dumas (1846)
- Je voulais vivre, par Adelaïde de Clermont-Tonnerre (2025)
Sommaire
- 🔷 Qu’est-ce que l’intertextualité avec insertion ?
- 🔷 En quoi est-ce un type de voyage dans le temps ?
- En conclusion ?
📍 Les analyses d’œuvres incluent toujours des éléments sur leur contenu. Si vous craignez d’être divulgâché, vous pouvez utiliser les titres des paragraphes pour vous faire une idée de leur thème.

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🔷 Qu’est-ce que l’intertextualité avec insertion ?
Le point de départ est un type d’œuvre littéraire qui relève de l’exercice de style, en même temps que de la remise en question culturelle.
- Un auteur écrit un roman A qui devient très célèbre. Cette œuvre est caractérisée de préférence par un point de vue subjectif (« je » ou troisième personne en focalisation interne).
- Un deuxième auteur écrit un roman B dont les événements sont cohérents avec ceux de A, mais qui éclairent A sous une lumière telle qu’on comprend certains faits de manière très différente, voire qu’on change totalement d’avis sur tel personnage ou tel fait.
J’ai trois exemple en tête, mais il existe beaucoup plus de cas.
■Les 10 petits nègres / Ils étaient dix
Ce roman d’Agatha Christie date de 1939 ; il a été retitré « Ils étaient dix » en français en 2020. La romancière s’est faite une spécialité de situations audacieuses et inattendues, soit en ouverture de roman (par exemple l’incongruité d’Un cadavre dans la bibliothèque – tout est dans le titre), soit de la chute (tout le monde est coupable dans le Crime de l’Orient Express par exemple). En cela, je reste vraiment marquée par ma lecture de son travail, mêlant souci de l’ambiance et élégance d’une construction autour d’un élément clef.
Concernant « Les dix petits nègres« , j’ai du mal à changer le titre dans mon esprit, tant j’ai été marquée par ma lecture (qui date pourtant de longtemps déjà). Je lui dois quelques cauchemars, et je continue de préférer la version écrite pour le théâtre, qui « sauve » les deux derniers personnages… même si je reconnais volontiers que du point de vue du « concept », l’extermination est cohérente. Cette œuvre (avec donc deux versions) présente des caractéristiques saillantes :
- 10 personnes sont bloquées sur une ile
- toutes ces personnes sont accusées d’être des meurtriers impunis (motif qu’on retrouve dans « Cartes sur tables« )
- à la fin, tout le monde est mort
- il n’y a pas d’enquête à proprement parler, on est sur de l’horreur (je l’ai vécu comme tel) et la résolution n’est apportée que de manière artificielle par une confession écrite de l’assassin
Si on porte un regard critique sur l’intrigue, on a un assassin qui a tout prévu, qui ment de manière magistrale, qui trompe tout le monde, et qui anticipe chaque réaction de chaque personnage. Ce motif du génie du crime me pose problème, tant il confine au surnaturel.
🔍 Et justement, mes développements à ce sujet…
En 2019, Pierre Bayard s’est lancé dans une contre proposition baroque sur la fin du roman. Elle est fonctionnelle, et propose un autre assassin, parmi les dix, et qui parvient en réalité à s’échapper. Il y a de l’idée, mais j’ai du mal avec l’invocation d’un sous-marin de poche pour déguerpir du site du carnage. Sa solution ne résout pas le souci du « mastermind », du génie du crime qui maitrise tout. En fait, il va même plus loin dans cette direction.
Quoi qu’il en soit, son travail est intéressant pour comprendre comment on procède en « intertextualité avec insertion » :
- on doit avoir une connaissance approfondie de l’œuvre
- on identifie un point qu’on veut changer (ici l’identité du meurtrier)
- on part du principe que tout ce qui est subjectif peut être remis en question, et donc contredit ou nuancé
- on crée une intrigue alternative qui garde les faits intangibles, mais en insère d’autres qui changent le sens (par exemple « il a fait croire à sa mort avec la complicité de XX »).
■1984
Le roman de Georges Orwell, 1984 (édité en 1949) décrit une société dystopique particulièrement pesante et désespérante, caractérisée par un état de guerre perpétuel utilisé pour maintenir un régime totalitaire ; un contrôle étroit de la population par une surveillance généralisée ; une manipulation de la langue (appauvrissement, contresens intentionnels, agglutinations) visant à contrôler la pensée, et à neutraliser toute capacité de résistance. L’intrigue suit la déchéance de Winston, passé par un amour passionnel, la torture, et l’abandon de tout espoir.
En 2024, Sandra Newman a écrit une version de l’histoire, en suivant le point de vue de Julia, modifiant sensiblement la perception des événements, et aboutissant à une fin bien moins résignée. On a donc ici un cas de réécriture, de glissement dans les interstices de l’intrigue, pour proposer un autre point de vue sur le monde et ce qu’il peut devenir.
■Les aventures de Huckleberry Finn
Les aventures de Huckleberry Finn, par Marc Twain, ont été publiées en 1884. On y suit un jeune garçon vagabond accompagné d’un esclave en fuite, le long du Mississippi.
En 2025 parait en France « James » de Percival Everett qui revoit les événements de l’histoire du point de vue de l’esclave en fuite. De ce que j’ai pu lire, il y a un travail en profondeur sur tout ce qu’on ne voit pas chez « Huckleberry Finn » et qui existe dans la société décrite. En passant du vécu d’un enfant à demi-sauvage, à celui d’un homme en réalité érudit, mais jouant la comédie de l’ignorance ou de la stupidité par nécessité, l’histoire change complètement de tonalité. Même si elle conserve des passages légers, la gravité s’impose.
■ Milady de Winter
L’actualité littéraire ne manque pas d’exemples ! J’ai croisé celui-ci tout récemment ! Milady de Winter est une antagoniste majeure des Trois mousquetaires d’Alexandre Dumas (1846).
Adelaïde de Clermont-Tonnerre s’intéresse à l’histoire de ce personnage, et propose de remettre en perspective sur parcours. Elle ne cesse d’être présentée comme maléfique, avec tous les défauts féminins possibles : calculatrice, pécheresse, séductrice, adultère, luxurieuse, vénale, manipulatrice, menteuse, empoisonneuse… Ses aventures désespérées s’achèvent sur sa décapitation à la suite d’un pseudo procès (dix hommes décident de sa mort, lui refusant un véritable procès).
🔷 En quoi est-ce un type de voyage dans le temps ?
■ Écrire dans le passé, pour le relire ?
Aucune des œuvres évoquée ne se prétend un voyage dans le temps, pourtant, je pense qu’on peut les penser comme telles.
L’auteur du roman A a écrit à une époque, avec des préjugés (sur les femmes, sur les non-blancs…) qui reflètent ceux du groupe social de l’auteur, et globalement sa vision du monde. Il y a donc toujours des éléments en creux sur lesquels une autre personne, B, peut vouloir revenir 50 ou 100 ou 150 ans plus tard.
On peut douter du point de vue des paysans dans les chansons de Geste, ou des bergères (censément toujours séduite par le vaillant héros passant par là). Présenter l’histoire sous l’angle de personnage visiblement mal compris par l’auteur A permet de remettre de la complexité dans les imaginaires, et de rendre « juste » à des personnages brutalisés ou décriés, sans compréhension de leur situation.
Fondamentalement, ce n’est pas très différent d’un procès : après avoir entendu une « version A » des événements, on a une « version B », et le lecteur est en position de juge.
■ Et en vrai voyage dans le temps ?
Maintenant pour revenir à l’exercice du voyage dans le temps, que penser ?
L’intertextualité avec insertion revient à dire que la réalité est composée d’éléments fixes, et d’autres susceptibles d’être modifiés. C’est presque une métaphore de l’existence : nous avons de la prise sur certains aspects, mais pas du tout sur d’autres. Comment alors modifier ce qui peut l’être, pour que le négatif intangible devienne supportable ?
On peut alors s’interroger : pourquoi certains événements sont-ils modifiables et d’autres non ?
- Si on considère l’histoire de l’humanité, on pourrait se dire « plus ça concerne de gens, et moins c’est modifiable« . Le résultat d’une élection serait intangibles, public. En revanche, les événements à l’échelle d’un individus pourraient être modifiés plus facilement. On ne peut donc pas sauver un dirigeant politique majeur d’un assassinat.
- Mais alors, que se passe-t-il si on sauve un anonyme ? Encore plus dans le cas d’un enfant. A quel point, cette vie qui n’a pas été vécue, et qui n’a donc sûrement eu d’impact qu’à une petite échelle, peut-elle changer le futur ?
- Ou dans le cas d’un étudiant qui décide de partir à tel endroit, rencontre telle personne, et devient l’inspirateur de telle idée majeure ? Chaque existence s’insère dans un tissu relationnel, social, vaste et d’une complexité telle qu’il est impossible de dire avec assurance « cette action seule était déterminante » ou « on peut modifier tel aspect sans changer grand-chose d’autre »
Bref, on ne s’en sort pas en suivant ce raisonnement !
■ Des livres-monde
Le voyage dans le temps par intertextualité ne fonctionne que si on considère que la réalité est un livre, ou qu’elle comporte plusieurs livres-mondes. Ces mêmes livres-mondes présentent des éléments fondamentaux et donnent un ton, une ambiance, un sens général. En concevant un autre livre-monde, glissé dans les interstices, on change l’univers, tout en lui permettant de continuer à exister.
Le voyage dans le passé et l’écriture à l’intérieur d’un texte partagent alors le même désir de changer la réalité sur certains aspects, tout en gardant l’essentiel du monde intact.
🎲 Comment utiliser le modèle temporel « 2 : l’intertextualité avec insertion » en JdR?
Ce modèle nécessite un peu de travail préparatoire et en particulier un accessoire : un cahier.
- Le meneur écrit une histoire dans un cahier, mais en sautant beaucoup de lignes. Une page pourrait équivaloir à un jour ou une heure. Imaginons une intrigue consistant à modifier une journée de 24h.
- Chaque fois que les joueurs modifient le passé, ils écrivent directement dans le cahier, par exemple sur la double page « 7h »
- Règle absolue : si on lit le cahier du début à la fin, on doit avoir une histoire cohérente et logique. Une incohérence (personnage mort, puis vivant, sans explication) provoque l’effondrement de la réalité, et donc la mort de tout le monde !
- La cohérence est la seule contrainte. On peut insérer des rebondissements complètement improbable.
- Par exemple « X est mort dans un naufrage » devient « X est mort (aux yeux de tous) dans un naufrage (mais en réalité…) ».
- On peut insérer des faux semblants, des « mais en fait, il avait tout prévu et … »
- La réalité ne peut pas contenir de suppression, ni intégrer plus de détails qu’une page de texte ne peut en contenir. En d’autres termes, les joueurs ne pourront pas corriger ou retoucher plusieurs fois la même période temporelle. Il faut donc faire preuve de stratégie pour insérer des nuances au bon endroit.
Un tel jeu devient très compliqué si le cahier est long : plus la période est étendue, et plus les données à avoir en tête sont nombreuses.
Un autre facteur de difficulté réside dans le nombre d’intervenants qui peuvent modifier le passé.
- Supposons que le meneur écrive en en noir les événements historiques généraux, la « réalité » de base.
- Les joueurs pourraient rédiger en vert…
- … tandis que le meneur écrit en rouge pour les actions des antagonistes.
Il convient aussi de limiter le nombre de mots insérés (donc d’actions accomplies dans le passé), sans quoi il n’y a pas vraiment de stratégie de gestion de ressource (ladite ressource étant ici la capacité à fixer des événements dans le passé).
En conclusion ?
L’intertextualité est un voyage dans le temps en ce qu’elle permet de changer la perception d’une œuvre passée. Sans modifier factuellement les événements, on obtient quand même un monde fictionnel différent : le livre n’a plus le même sens dans l’esprit du lecteur, et ce faisant, la réalité a été modifiée, réécrite.
On a ici le monde objectif (le texte) et le monde subjectif (la manière dont on le vit). On se rapproche de beaucoup d’autres questionnements sur la réalité et sa perception.
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A suivre ! ✨


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